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1.E
REGIME PATRIARCAL
ET LE
DROIT GOUTUMIER DES KIRGHIZ
Kx trait de la Revue générale du droit.
TOULOrSE. — IMPBIJIERIE A. CHArVlN ET FILS, RUE DBS SALKNQIIKS , 2S.
LE
RÉGIME PATRIARCAL
ET LE
DROIT COUTUMIER DES KIRGIllZ
D'APRES
L'ÉTUDE ENTREPRISE SOUS LES AUSPICES DU GOUVERNEMENT RUSSE
PAR LE GÉNÉRAL N.-I. GRODEKOFF
PAR
Victor OII^GELSXEOX
MGMBRE CORRESPONDANT DE LA SOCIÉTÉ I. RUSSE ET DE LA SOCIÉTÉ R. ÉCOSSAISE
DE GÉOGRAPHIE
PARIS
ERNEST THORIN, ÉDITEUR
Liibraire du Collège de France, de l'École normale supérieure,
des Écoles françaises d'Athènes et de Rome
de la Société des Etudes historiques
7 , RUE DE MÉDICIS , 7
1891 •
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INTRODUCTION
SOMMiURE :
Lois de l'évolution, — Phases de l'évolution. — Les traits caractéristiques du
régime patriarcal. — Solidarité des groupes consanguins. — Le temps anté-
rieur à la formation de la famille agnatique. — Relâchement des liens de fa-
mille. — Exemples de la puissance paternelle. — Division en clans et en tri-
bus. — Position de la femme. — Alternatives dans cette position au temps
qui précède le patriarcat. — Exogamie , mariage-achat. — La femme sous le
régime patriarcal. — Le don matutinal. — Levirat, adoption. — Succession,
absence du testament. — Confusion du droit pénal et du droit privé. — Loi
du talion. — Prix du sang. — Composition. — Serment, les jureurs. — Hos-
pitalité. — Confrérie, usage de présents. — Culte des morts. — Lois agraires.
— Avenir des Kirghiz.
L'étude du droit des anciens peuples, de même que celui des
peuples barbares qui gardent encore de nos jours des institu-
tions archaïques, fournit les éléments nécessaires pour expli-
quer les formes actuelles de la vie sociale des peuples civilisés
ef de l'œuvre du législateur moderne ayant rapport au droit.
On admet très généralement de nos jours que la vie sociale d'un
groupe humain suit, comme tout ce qui existe et se manifeste
dans ce monde, des lois naturelles, constantes et immuables.
On n'est pas encore parvenu à dégager ces lois d'une manière
satisfaisante, mais on a réussi à en saisir quelques traits carac-
téristiques qui nous permettent déjà d'en présenter une idée
d'ensemble qui paraît être conforme à la vérité. Cette idée d'en-
semble, exposée avec beaucoup de savoir et de pénétration par
le philosophe anglais Herbert Spencer, s'appelle l'évolution. La
I
H INTRODUCTION.
vie évolue partout selon les mêmes lois, et la vie sociale des
êtres humains , comme le reste , passe par différentes phases
d'évolutions, lesquelles permettent d'assigner à tout être vivant,
isolé et collectif, sa place dans l'échelle d'autres êtres vivants
de même nature par rapport à son développement. L'évolu-
tion du droit d'un peuple est une des manifestations de sa vie
morale, et elle peut se trouver soit en retard, soit en avance
de révolution du droit d'autres peuples qui habitent ou qui ont
habité le globe, mais elle suit au fond la même route, celle de
la civilisation. Toutes les diversités apparentes dans la manifes-
tation du droit se réduisent ainsi aux différences dans le degré
ou dans la phase du développement. — Identité dans la na-
ture, différence dans le développement. — Il serait difBcile de
déterminer d'une manière exacte ce que c'est qu'une phase
dans l'évolution d'un peuple, parce que, à proprement parler,
il n'y a pas d'arrêt dans la marche de l'évolution, il n'y a pas
non plus de limites tranchées dans la progression d'une vie.
11 n'est pas impossible cependant de diviser l'histoire de la
société humaine d'une manière approximative en vue de dis-
tinguer, pour les convenances de notre intelligence, telle ou
telle époque comme marquant une phase particulière dans
l'évolution. C'est ainsi, par exemple, que nous pourrions parler,
avec Herbert Spencer, des sociétés simples, des sociétés com-
posées à divers degrés, ou bien des sociétés du type militant
ou du type industriel comme répondant à une certaine phase
dans l'évolution de toute société humaine.
Dans notre cas, où il s'agit de l'étude du droit coutumier des
Kirghiz, nous voudrions aussi disposer notre sujet, pour en
comprendre mieux la valeur, de manière à en faire une manifes-
tation particulière d'une phase dans l'évolution de l'idée du droit,
commune à bien d'autres peuples indépendamment des Kirghiz.
En indiquant les traits caractéristiques de cette phase d'évolution,
commune à bien des peuples qui ont vécu longtemps avant les
Kirghiz ou qui leur sont contemporains, il nous serait plus
facile d'attirer l'attention du lecteur sur le droit coutumier par-
ticulier dont nous allons nous occuper. En relevant ce qu'il y
INTRODUCTION. III
a de commun dans le droit des Kirghiz avec celui d'autres na-
tions du même âge sociologique, nous associerons ces Kirghiz
à la vie de tous les autres peuples, sans perdre de vue ce qui
appartient en propre à cette nation. Appelons donc, pour ne
pas chercher longtemps les mots, cette phase de l'évolution
sociale dans laquelle se trouvent actuellement les Kirghis, la
phase patriarcale, comme répondant le mieux à l'idée qu'on
s'est faite généralement de la vie patriarcale.
Le régime patriarcal , loin d'être le début de la vie sociale ,
en représente seulement un degré qui ne pouvait être atteint
qu'à la suite de siècles nombreux d'évolution sociale antérieure.
En effet , c'est le troisième grand cycle de l'humanité , dont le
quatrième est celui de l'individuahsme dont nous sommes les
représentants. Au début, il n'y avait ni liens du sang, ni ceux
d'aucune autre nature permanente. C'était la promiscuité , le
communisme et le coït public (i).
L'état misérable de l'homme s'alliait, dans cette société pri-
mitive, avec le plus grand abaissement de la femme : les
hommes ne reconnaissaient qu'un seul père, Tupo? (taureau), ou
tyran qui avait un monopole des femmes, et la femme était
obligée de subir, sans volonté propre, les désirs du premier
venu. Ensuite est venu l'âge de la gynaicocratie, oîi la femme
est deveùue un véritable tyran d'hommes, et où ces derniers
sont tombés dans une dépendance abjecte (2).
Dans cet état social , la femme regardait ses divers maris
comme autant d'esclaves subjugués par ses charmes. Le père
n'avait aucun droit sur ses enfants, qui , du reste, ne ie con-
naissaient pas, et les femmes, comme s'exprime le voyageur
(1) Hérodote s'exprime, au sujet des Massagètes, en ces termes : « Semblable
à l'animal, il satisfait aux penchants de ses instincts aux yeux de tout le monde,
sans cohabitation constante avec la même femme. » Strabo, Zenobius , Xéno-
phon portent le même témoignage à l'égard d'autres peuples — Mosynoicen ,
Aethiopien, Auser, Troglodites, etc.
(2) La gynaicocratie régnait dans l'ancienne Egypte, à Sumatra, chez les indi-
gènes de l'Amérique, chez les Naïrs du Malabar; elle règne encore chez les
Liraboos de l'Inde, chez quelques Australiens, les Peaux-Kouges, les Tamils,
dans le royaume de Bine, en Afrique, etc. (Das Mutlerreclit, par Backofen.)
IV INTRODUCTION.
huiigrois Magyar, en parlant du royaume de Bihé, devenaient
de véritables despotes (1).
Le troisième âge sociologique, amené enfin par l'abus de pou-
voir de la part des femmes, est l'âge patriarcal dont nous vou-
lons nous occuper spécialement. C'est le mariage avec la
reconnaissance des droits du père , et la succession dans la
lignée paternelle. C'est encore le lien du sang qui maintient la
société, bien que ce lien, qui suppose une présomption, ressorte
déjà d'un principe civil. L'âge moderne, qui fait suite au
patriarcat, ne reconnaît plus le lien du sang comme base de la
société, et il y substitue un principe nouveau, celui du droit
de l'homme individuel, et celui de la nationalité politique fondée
sur la conquête, le mariage des souverains et l'affinité des ra-
ces. Le cycle de l'évolution à venir serait peut-être l'étouffement
de l'individu au nom d'un principe nouveau, le socialisme.
Le peuple plonge ses racines dans le passé, tout comme il
étend ses branches dans l'avenir. Etant parvenus à constituer
le type de la société patriarcale; les Kirghiz ne se sont pas
dépouillés entièrement des influences de leur état antérieur,
c'est-à-dire avant que la puissance du père de la famille agna-
tique ait pu s'établir définitivement. De même, tout en restant
très fidèles à l'organisation patriarcale de leur monde, les
Kirghiz de nos jours ne peuvent plus se soustraire aux
influences nombreuses qui jurent avec l'esprit du patriarcat.
Aussi, dans notre étude sur les Kirghiz, voulons-nous relever
quelques-unes de leurs institutions qui nous paraissent provenir
de l'âge du matriarcat, ainsi que celles qui portent l'empreinte
de l'esprit moderne. Nous essayerons ici de grouper, dans un
tableau d'ensemble, les traits caractérisliques des institutions
qui répondent généralement à l'état patriarcal d'une organisa-
tion sociale, quels qu'en soient la nation, la race et le miUeu.
L'étude de la vie patriarcale nous fera faire un grand pas dans
l'étude du droit particulier, qui est le sujet de ce travail. Les
sociétés patriarcales, comme on en trouve encore dans toutes
(1) L. Magyar, Reise in sud Afrika.
INTRODUCTION. V
les parties du monde, à l'exception de l'Europe civilisée (1), et
comme il y en avait en Europe avant la fondation des grands
Etats fortement centralisés, se ressemblent toutes, plus ou
moins, par les points suivants :
1. La solidarité ou l'esprit de mutualité de la famille basée
sur l'autorité paternelle.
2. La division en groupes consanguins.
3. Position inférieure de la femme et institution du mariage-
achat.
4. Grand rôle de l'adoption et levirat plus ou moins étendu.
5. Le mode de succession.
6. La loi du talion.
7. Régime de composition.
8. Grand rôle du serment.
9. Respect pour l'hospitalité et les liens de confrérie.
10. Grand usage des présents.
Tous ces points que nous allons étudier chez les Kirgbiz sont
propres à un grand nombre de nations qui ont été ou qui sont
encore dans cette phase d'évolution sociale qui est caractérisée
par la forte organisation de la tribu et de la famille sur la base
patriarcale, faible cohésion de la nation et de la vie pastorale
nomade ou demi-sédentaire. Il est intéressant d'étudier sépa-
rément chacune des particularités énumérées plus haut comme
pouvant servir de trait d'union entre tous les peuples parvenus
à un certain âge de développement. Nous sommes bien loin de
vouloir faire ici une énumération complète de toutes les nations
soumises au régime patriarcal, qui ont gardé ou qui gardent
encore dans leurs institutions les traits caractéristiques que nous
venons d'énoncer; mais, afin de rendre évidente la commu-
nauté des coutumes Kirgbiz avec le droit des peuples les plus
divers dispersés sur tous les points du globe, nous voulons
glaner par ci par là les faits qui nous semblent de nature à
prouver notre thèse.
(1) La principauté de Monténégro a été gouvernée patriarcalement jusqu'à
l'introduction récente du code de Bogisic.
VI INTRODUCTION.
Il est évident, du reste, qu'entre des institutions de différentes
nations il ne peufpas y avoir identité complète; toute nation,
quelque barbare qu'elle soit , est une personnalité à traits dis-
tincts , et quelque rapprochées que soient ses institutions de
celle d'une autre, elle garde toujours son cachet particulier. Il
importe aussi de remarquer que le droit coutumier, par lequel
ont commencé tous les peuples et que nous allons étudier chez
les Kirghiz, a été vicié et profondément modifié chez la grande
majorité des nations qui ont existé ou qui existent encore , et
que la loi écrite, loin d'être une expression fidèle du droit cou-
tumier, en est souvent une modification ou une correction faite
par le législateur, revêtu d'une autorité divine, dans un but
spécial. Une loi écrite, d'un autre côté, ne saurait être acceptée
par une nation si elle n'est pas conforme à l'esprit des institu-
tions nées de la coutume.
Pour assigner aux Kirghiz leur place dans l'évolution sociale,
nous aurions voulu , de préférence aux lois écrites , tirer du
droit coutumier d'autres peuples les institutions patriarcales
qui se retrouvent dans la coutume Kirghiz ; mais, d'abord, il
ne reste que très peu de nations non encore gouvernées par des
lois écrites, et, en outre, ces nations, ou plutôt peuplades, sont
peu connues; puis, ce n'est que par les lois codifiées qu'on
peut savoir quelque chose du droit des peuples anciens dont
quelques-uns ont disparu, tandis que d'autres ont fondé la
civilisation moderne. Au nombre des lois écrites où il y a le
plus de chances de retrouver les institutions ayant conservé un
cachet patriarcal, il faut considérer surtout les deux grandes
législations aryennes : attique et romaine, ensuite les deux
grandes législations sémitiques : juive et musulmane , bien
qu'elles soient plutôt du domaine de la religion. Il est égale-
ment nécessaire de consulter les lois dites des Barbares, et pour
le droit des peuples du Caucase, le Gode géorgien, composé
en 1723. Quant à ces lois très anciennes qui ont régi la vie
sociale en Egypte , dans les Indes (lois de Manou) , en Chine
(lois de Confucius), en Perse (Zend-Avesta), etc., il faut se rap-
peler qu'elles concernent des peuples jouissant d'une civilisa-
INTRODUCTION. VU
tien de beaucoup supérieure à celle des Kirghiz nomades (1).
Dans notre cas, il est plus important de consulter, dans la
recherche des institutions patriarcales, les nombreux recueils
et les études sur les mœurs et les coutumes des sociétés pri-
mitives en Amérique, en Afrique, en Asie et en Australie.
Malgré des points très nombreux qui restent encore obscurs
dans la vie sociale de ces sociétés sauvages, il est juste de se
rappeler qu'ils ont été et continuent à être l'objet des études
approfondies des savants et des juristes, comme par exemple,
pour ne citer que quelques noms au hasard, Lubbock (2), Sumner
Maine (3) , Mac-Lennan (4) , Morgan (5) , D' Backofen (6) , Jules
Soury (7), Schmidt (8), Tylor (9), Duveyrier (10), Munzinger (11),
Livingstone (12), Gameron (13), Maspero (14), Gasali (15), Ko-
valensky (16), Dareste, Bogisié, Starcké (17), etc., etc.
On conçoit que, pour rendre justice à chacune de ces nom-
breuses sources dans Tétude des institutions comparées propres
à l'état patriarcal, il faudrait une œuvre à part, et une érudi-
tion à laquelle l'auteur de cette monographie ne peut pas pré-
tendre ; aussi ne faudra-t-il chercher, dans les lignes qui vont
(1) Les recherches récentes des égyptologues ont amené , du reste, de très
importantes découvertes, bien propres à jeter la lumière même sur l'âge qui a
précédé le patriarcat, quand la femme était seule maîtresse des biens et direc-
trice des propriétés.
(2) Histoire de la civilisation, et autres.
(3) Early history of Institutions. Primitive Marr., Edinburgh, 1865, et autres.
(4) Studies in anc. history. Londres, 1876.
(5) Ancient society. Washington, 1871.
(6) Das Mutterrecht, Stuttgart, 1861 et autres.
(7) Sur les religions, arts et civilisation de l'Asie antérieure et de la Grèce.
Paris, 1877.
(8) lus primae Noctis. Fribourg in Breisgau, 1881.
(9) Early history of man.
(10) Les Touaregs du Nord. Paris, 1864.
(11) Ost afrihanische Studien. Schaffouse, 1864.
(12) Missionary travels. Londres, 1857.
(13) Across Africa.
(14) Hist. anc. des peuples de l'Orient. Paris, 1875.
(15) Les Bassoutos. Paris, 1859.
(16) Coutumes contemporaines et loi primitive 1886 (Journ. des savants,
mars-avril 1887).
(17) Die primitive Familie in ihrer Entstehung x'i. Entwichelung . Leipzig,
1888 (apprécié par Dargun dans Deutsche Litteratur Zeitung du 8 fév. 1890).
yjj, INTRODUCTION.
suivre, qu'un rapprochement bien incomplet des institutions
propres aux Kirghiz avec celles des différentes nations qui ont
passé ou qui passent par le même âge sociologique. Il importe
aussi de se rappeler qu'il n'est pas indispensable qu'une société
soit à l'état patriarcal pour garder plusieurs institutions qui sont
propres à cette phase de l'évolution, — les pratiques païennes
ont persisté bien longtemps après l'introduction du christia-
nisme, — aussi ne faudra-t-il pas s'étonner si, dans la recher-
che des institutions propres aux Kirghiz, nous faisons mention
des lois et des coutumes de peuples qui ont embrassé depuis
longtemps le principe civil de l'organisation sociale. Il se peut
même qu'aucun progrès social ne se dépouille jamais entière-
ment des usages contractés à l'âge d'enfance, de même que
l'éducation ne parvient jamais à détruire entièrement, chez
l'homme mûr, les habitudes bonnes ou mauvaises qu'il a con-
tractées en bas âge.
Ceci posé, nous allons maintenant considérer chacun des
traits particuliers à l'état patriarcal.
Solidarité des groupes consanguins.
La solidarité de la famille, du clan, de la tribu, d'un groupe
de consanguins en un mot, forme un des traits les plus carac-
téristiques d'une société patriarcale, parce que c'est précisé-
ment de cette solidarité que découlent les droits et les devoirs
des membres d'une telle société , et en font le contre-pied des
sociétés plus avancées où règne l'individualisme.
Un groupe de consanguins dans l'état patriarcal est solidaire
dans un sens tout autrement absolu que dans l'état moderne ,
car cette solidarité va jusqu'à l'exclusion, à peu près entière,
des responsabilités et des droits individuels. Chaque fois que,
dans un groupe patriarcal, on a un bénéfice à recueillir, un
devoir à remplir, ou bien une responsabilité à encourir, c'est
toujours l'affaire, non pas de l'individu, mais de la famille, du
clan, ou de la tribu toute entière dans la personne de son chef
ou d'après ses ordres.
INTRODUCTION. IX
Au lieu d'un groupe gouverné paternellement, à la fois
famille et état rudimèntaire , il y avait, selon H. Spencer, au
commencement, un agrégat d'hommes et de femmes sans insti-
tutions définies, et dont les relations, établies uniquement par
la force; changeaient au gré du plus fort. S'il en était ainsi, et
l'étude des mœurs des sociétés sauvages le prouve abondam-
menl, l'état social d'un patriarcat comme celui des Kirghiz
constitue un progrès très considérable dans le développemen
sociaL La suprématie du mâle le plus âgé et la solidarité étroite
de tous les membres de la famille agnatique, avec effacement
de l'individu, sont les traits fondamentaux de l'organisation
sociale des Kirghiz, ainsi que de tous les peuples à l'état
patriarcal (1).
Pour comprendre combien a dû éiie longue la route que la
société primitive « sans institutions définies » dont parle
H. Spencer, fut obligée de parcourir pour arriver à l'institution
de la famille agnatique, ayant le père pour chef, il faut s
rappeler que le sentiment de parenté est un sentiment cultivé,
qui reste étranger à bien des peuples sauvages (2), et que,
avant de connaître le père, les enfants des sociétés primitives
ne pouvaient connaître que la mère. Le matriarcal a dû néces-
sairement précéder le patriarcat, et les institutions fondées sur
l'autorité de la mère, comme chef de famille, ont dû nécessaire-
ment précéder les institutions fondées sur l'autorité paternelle.
Les états antérieurs au patriarcat, tels que : la promiscuité
absolue, les parentés par couches de générations, la parenté
par groupe, le mariage par groupe, la parenté par les femmes,
et enfin l'institution de la famille cognatique ayant la mère pour
chef, et le frère de la femme pour chef de la famille (matriarcat)
ne nous concernent pas ici directement; nous rappellerons seu-
(1) En Europe , on a encore l'exemple d'une famille patriarcale en Monté-
négro, où elle est civilement responsable des crimes et délits commis, des dom-
mages causés et des dettes contractées par un de ses membres.
(2) Les Hawaïens, par exemple, jusqu'au siècle dernier, ne se laissaient
arrêter par aucune considération de parenté : les frères et sœurs s'épousaient
sans entraves. Morgan, Ancienl society, p. 415.
X INTRODUCTION.
lement que ces états antérieurs ne manquent jamais d'exercer
une influence postérieure.
La famille patriarcale est d'abord très nombreuse, mais elle
ne tarde pas à se démembrer partout où l'existence paisible
devient plus assurée. Avec la dispersion de la famille diminue
naturellement l'autorité paternelle, le chef de la famille se trou-
vant être plus jeune et ayant moins d'hommes et de femmes
sous son commandement. La question longtemps controversée
de savoir si la famille est antérieure ou postérieure à la forma-
tion des premiers groupes humains semble définitivement ré-
solue en faveur de l'opinion si bien développée et soutenue par
le D' Bachofen dans son œuvre Das Mutterrecht (1). La société
primitive n'a pas débuté par la famille, et la fondation d'une
première famille, basée sur la filiation utérine, ne put avoir eu
lieu qu'en conséquence d'un progrès social considérable. Mais,
à l'époque de la famille agnatique, les liens de parenté sous
l'autorité du chef paternel paraissent être très puissants.
La suprématie du chef de famille, d'abord absolue, comme
c'était encore le cas dans les temps modernes chez quelques
tribus montagnardes du Caucase, commence à se relâcher avec
la désagrégation de la famille opérée par la femme.
Les liens de famille gardent pourtant leur force bien long-
temps après la dispersion, suivie du mariage et de l'installation
indépendante de ses jeunes membres. La parenté paternelle,
jusqu'au septième et même huitième degré, est très estimée
dans les sociétés patriarcales. Ces liens de famille sont encore
très puissants dans les sociétés modernes qui sont parvenues
à l'état civil, comme par exemple chez les Albanais, les Serbes,
les Bulgares. « Le père garde ses droits de maître souverain
jusqu'à l'âge le plus avancé, » affirme E. Reclus en parlant de
la famille albanaise, « et, tant qu'il existe, tout ce que gagnent
(1) Nous n'ignorons pas que l'hypothèse de Bachofen a soulevé bien des
controverses, mais celles-ci portent presque exclusivement sur son application
aux temps primitifs chez les Indo-Européens (Voir l'article de M. Delbruck
dans Abhandlungen der K. Sachsischen Gesellschaft der Wissenschaften zu
Leipzig. Bd. XI, n« 5, 1889).
INTRODUCTION. XI
ses enfants et ses petits enfants lui appartient; souvent même
la communauté familiale n'est point brisée après sa mort (1). »
Chez les Tcherkesses comme chez les Lesghines, la puissance
paternelle était illimitée; d'après Lullier, chez les Ghapsough
et Natukhaje, tribus tcherkesses, le père avait le droit de déshé-
riter et même de tuer son fils. La communauté, ou plutôt la
tribu, avait la même puissance envers chacun de ses membres.
D'après la loi musulmane, que les Kirghiz professent osten-
siblement , les enfants peuvent commettre des vols au préju-
dice de leurs parents, mais pas vice versa; donc la solidarité
de la famille se trouve relâchée par ce principe, en comparaison
de ce que nous voyons encore chez les Kirghiz, où on n'admet
pas de vol dans la famille.
Solidarité de famille et de tribu trouve son expression dans
le totem {tamga), dont les Kirghiz, ainsi que beaucoup d'au-
tres peuples barbares, se servent en maintes occasions, en guise
d'emblème sacré représentant la tradition, la durée de la famille,
le signe de ralliement. On retrouve l'emploi du totem chez les
Lapons et chez les peuplades de Sibérie, les Vogoules, les Os-
tiaks, les Samoyèdes. Les Vogoules tatouent leurs totems de
famille sur les bras, les mains, les jambes ; et, de même que
les Kirghiz et les peuplades indiennes, ils s'en servent pour
marquer leur bétail, pour l'apposer sur des documents en guise
de sceaux.
La division en clans et tribus.
Avec la famille fortement constituée sous l'autorité du père,
nous voyons dans les sociétés patriarcales la division en groupes
consanguins de plusieurs familles , formant un clan , une
lignée, une « gens, » et en groupes encore plus forts qui con-
stituent les tribus. Chez les Kirghiz, plusieurs tribus forment
une « horde, » de même que, chez les Peaux-Rouges, elles
forment des « nations. » Aux différentes corporations domes-
(1) Géographie universelle, t. I, p. 186.
XII INTRODUCTION.
tiques qui ont servi de base à la structure des sociétés an-
ciennes, on ajoute encore la phratrie, mais ce dernier groupe,
fondé sur la filiation utérine, ne subsiste plus dans les sociétés
patriarcales où la parenté par les femmes ne joue plus qu'un
rôle secondaire. Il est permis pourtant de voir, dans l'institu-
tion des confréries {atamyr des Kirgbiz) qui existe dans la
société patriarcale, les restes de la phratrie. La tribu (pleme
des Slaves) est identique sur tous les points du globe, et on en
a un bon exemple chez les Juifs, où les tribus étaient consti-
tuées par des corporations de parents, localisées en Palestine,
chacune dans un district déterminé.
Le clan des Kirghiz, des Mongols, Jacouts, Samoyèdes, cor-
respond à la gens des Grecs et des Romains, le ghotram de
l'Inde, le thun des Magars du Népaul, la phis des Albanais, le
sept irlandais, le bratstvo des Monténégrins, le clan des Ecos-
sais. C'est un groupe de parents portant le même nom , ayant
le même cri de guerre, le même totem, habitant un même dis-
trict, se prêtant mutuellement secours contre toute agression
du dehors et dans les actions devant la justice, s'interdisant
le mariage entre ses membres , et reconnaissant quelque an-
cêtre commun dans la septième et jusqu'à la dixième généra-
tion ascendante. Sous sa forme archaïque, comme chez les
Peaux-Rouges, par exemple, le clan est constitué d'après le
principe de la parenté utérine ; dans la société patriarcale, au
contraire, le clan, comme la gens des Grecs et des Romains,
ne comprend que le père et ses descendants par les mâles.
La position de la femme.
La position réservée à la femme dans la société patriarcale
paraît être le résultat d'une forte réaction contre les idées et les
sentiments qui réglaient la position de la femme dans l'état
matriarcal ou du temps de la gynaicocratie. A une époque an-
térieure à l'histoire, quand la filiation dans le clan se traçait
par les femmes, l'époux n'était qu'un amant légal, parfois même
un simple esclave, admis dans la maison de la femme, autant
INTRODUCTION. XIII
pour servir que pour épouser. Alors, comme c'est encore le cas
chez les Naïrs du Malabar, la fortune de la famille appartenait
à la mère ou à la sœur aînée qui dirigeait la famille. La succes-
sion aux biens, aux dignités, se transmettait par les femmes.
La femme regardait ses divers maris comme autant d'esclaves
soumis à ses charmes. La femme mariée pouvait s'adjoindre
dix ou douze maris officiels, sans s'interdire pour cela des
apartés temporaires avec d'autres. Les enfants vivaient aux frais
de la mère et ne connaissaient pas leur père.
Cet état privilégié de la femme, qui du reste subsiste encore
dans les clans maternels, en Australie et en Amérique, fut ren-
versé de fond en comble lors de cette grande révolution sociale
qui a établi le règne de la famille paternelle et a amené le
régime patriarcal. La position de la femme devient dès lors
très inférieure à celle de l'homme, et cet état d'infériorité où
est placée la femme a imprimé un cachet particulier à toutes
les institutions du régime patriarcal.
Avant de tracer la position légale de la femme sous le régime
patriarcal , il serait bon peut-être de se rendre compte de la
transition de la filiation utérine à la filiation par les mâles,
parce que c'est seulement alors qu'on serait en état d'apprécier
l'état patriarcal comme un véritable progrès.
Le système de la parenté par les femmes porte le caractère
d'une nécessité naturelle : un enfant ne peut pas ne pas être le
fruit de la femme qui le met au monde, mais il peut être celui
de tel homme ou de tel autre. La maternité est toujours un fait;
sous le rapport de la paternité, il n'y a, au contraire, que de
la présomption. Il découle de là que, si l'organisation des pa-
rentés utérines se présente à nous comme une institution de
droit naturel, la filiation par les mâles apparaît dans l'histoire
comme une institution de droit civil. En dernière analyse, cette
institution peut être ramenée à la tendance propre aux femmes
comme aux hommes, mais qui devait se manifester surtout
dans le sens favorable aux intérêts du sexe fort , c'est de res-
treindre le nombre des copropriétaires des objets possédés en
commun. La tendance des hommes à s'attribuer un droit tou-
XIV INTROCJGTION.
jours plus exclusif sur les femmes et sur les enfants, favorisée
par un état social et économique, de nature à assurer à l'homme
le pouvoir et la puissance d'acquérir et de garder l'objet de ses
convoitises, cette tendance aurait dû être suffisante, selon
Giraud-ïeulon (1), pour amener avec le cours des siècles l'insti-
tution de la famille agnatique.
L'atiribution de la femme à un seul homme ne s'est pas
effectuée tout d'un coup, mais par transitions successives entre
le droit général de la communauté et celui de l'individu.
M. Lubbock fait dériver immédiatement de la pratique du
rapt le mariage monogame. Au mariage communiste a succédé,
selon lui, le mariage par capture; mais M. Giraud-Teulon con-
teste ce point de vue, et trouve, avec beaucoup de raison,
l'origine du mariage dans le développement du droit de pro-
priété. Dans l'ancienne Egypte, en Afrique, dans l'Inde, dans
les îles de la Sonde, le père a été souvent obligé d'acheter ses
propres enfants, comme il a acheté leur mère aux parents de
celle-ci. € Le jour oîi la vente lui a transféré le domaine absolu
de la femme et des enfants, » dit M. Giraud-Teulon, il a pu
fonder sa propre famille, briser les liens de la parenté utérine,
et établir la filiation directe entre lui et ses fils (2). »
Quoi qu'il en soit , et sans entrer dans de longs développe-
ments auxquels se prêterait ce sujet que nous ne pouvons
qu'effleurer ici , il est de fait que , dans la société patriarcale ,
la femme est souvent l'objet d'achat. Le prix d'achat revient
d'abord au père de la famille ou à celui qui dispose d'une fille
à marier (frère, oncle, etc.), et c'est seulement beaucoup plus
tard qu'une partie de ce prix est au bénéfice de la mariée elle-
même. Selon les circonstances, qu'il y ait disette ou abondance
de femmes , on les achète ou dans leur propre tribu , ou bien
on cherche à en acheter ou à en enlever de force dans les
tribus voisines.
Les Kirghiz ont pratiqué longtemps et continuent de prali-
(1) Les origines du mariage et de la famille.
(2) Les origines du mariage, p. 439.
INTRODUCTION. XV
(juer en partie jusqu'à nos jours l'exogamie. Ils prennent
volontiers leurs femmes chez les Kalmucks. Or la coutume de
l'exogamie, telle qu'elle existait primitivement, implique, selon
H. Spencer, une condition excessivement abaissée de la femme,
une grande brutalité dans la manière de la traiter, une absence
complète des sentiments élevés qui accompagnent, dans les
nations civilisées, les relations entre les sexes. Avec le maho-
métisme, les Kirghiz ont accepté la polygamie, et ils achè-
tent leurs femmes en nombre proportionné à la fortune de
l'acquéreur. D'après Scheri'et , on ne peut épouser , par un
mariage permanent, que quatre femmes, mais il est licite
d'avoir des concubines. Dans le droit musulman, le mari a la
jouissance de tout ce qui appartient à la femme, qui ne peut
disposer librement que d'un tiers de sa fortune. L'achat des
femmes se rencontre chez un très grand nombre de peuples
sauvages ou seulement barbares , et il subsiste même dans
quelques pays parvenus à un état très avancé de civilisation.
En Chine , par exemple , le mariage se fait sous la forme de
vente ; le consentement des parties contractantes n'est pas
nécessaire, parce que la volonté des parents suffit.
Nous allons maintenant citer des exemples parmi les diverses
populations du globe à l'état patriarcal et qui vivent de nos
jours, où la femme est franchement l'objet d'achat. Les Osses
du Caucase achetaient leurs femmes jusqu'à 1870; selon sa
beauté. et son rang, une femme était cotée au prix de 30 à
100 bœufs. Tout chrétiens qu'ils étaient, les Osses pratiquaient
la polygamie avec l'ascendance d'une femme sur ses rivales.
Le prix d'achat se transforma ensuite en dot. Actuellement le
père doit remettre à sa fille le tiers de la dot reçue pour elle.
Le père est tenu d'accepter le prix d'achat pour une fille qui
lui a été enlevée. .
Chez les Tcherkesses (Adyghe) , selon LuUier (i) , on paye
pour la fiancée un kalym (le prix d'achat), qui varie selon son
(1) LuUier, Les institutions et les coutumes des Chapsough et des Natûhhaje
{Bulletin de la section caucasienne de [a Soc. imp. russe de géograph., t. VII).
XVI INTRODUCTION.
rang (et probablemeut sa beauté) depuis 25 skha pour la fille
d'un berger jusqu'à 50 skha pour celle d'un prince (1).
Les lakoutes et Bouriates achètent leurs femmes dans les
voyages qu'ils font, tantôt dans une tribu, tantôt dans une
autre; ils ont même souvent une famille distincte dans chacun
des pays qu'ils visitent, et se prêtent à la vente temporaire de
leurs épouses. Ils cèdent aussi leurs enfants à des marchands
étrangers, et, fréquemment, les orphelins de familles anéanties
par la faim sont adoptés par des gens de tribus étrangères ou
par des Russes (2). Et cspendant les femmes Bouriates portent
des vêtements brodés, avec ornements en métal, et les tresses
de leurs cheveux , ramenées sur la poitrine , sont entremêlées
de perles de nacre, de monnaies d'or, de fragments de mala-
chite, etc. On achète la fiancée chez les Lapons ; seulement le
prix d'achat a pris ici la forme de cadeaux. Ces cadeaux se
font à l'adresse des parents et des proches de la fiancée, ainsi
qu'à la fiancée elle-même (3). Au surplus, le jeune mari, après
les formahtés des noces, est obligé de servir les parents de la
jeune femme en qualité de domestique (4).
Chez les Giliaks ou Kilé, habitants du bas Amour, les fiancées,
achetées par le père à l'âge de quatre ou cinq ans, sont élevées
à côté de leur futur jusqu'à leur majorité (5).
Les Turkmènes achètent également leurs femmes, mais le
payement de la dot, consistant autrefois en captifs, était effectué
après le mariage, lequel était précédé d'un simulacre d'enlève-
ment. Après deux ou trois jours de mariage, la jeune Turk-
mène simule une fuite, et reste pendant toute une année chez
ses parents pour laisser à son époux le temps d'aller voler des
hommes (6).
En Afrique, parmi les nègres, la femme est considérée géné-
(1) La valeur d'un skha est expliquée plus loin.
(2) Elisée Reclus, Géographie universelle, t. VI, p. 629.
(3) N. Kharasine, Les Lapons russes (en russe), p. 264, Moscou, 1890.
(4) Regnard, Voyage en Laponie , p. 43.
(5) Elisée Reclus, Géographie universelle, t. VI, p. 844.
(6) Ibid., p. 436.
INTRODUCTION. XVII
paiement comme une marchandise que l'on achète des parents
pour un prix quelconque : des étoffes, des céréales, des bes-
tiaux, de la poudre d'or, de l'ivoiro, des plumes d'autruche, de
la gomme, de l'huile de palmier, des esclaves, des armes, des
ustensiles, du sel, etc. Chez les Belchuanas , le futur beau-
père convoque ses parents , et cherche à réunir au palaver le
bétail nécessaire pour le prix d'achat imposé au ûancé. Le
bétail est amené dans le kral de la fiancée, où se rendent le
fiancé et ses amis pour y festoyer. Après un délai de plusieurs
semaines, il se fait un nouveau envoi de bétail et cela jusqu'à
ce qu'on tombe d'accord (l). Acquise à prix d'argent, la femme
nègre est astreinte au travail manuel, et l'homme se fait servir par
elle. On pourrait également donner, sur l'achat des lemmes en
mariage, de nombreux exemples historiques. Nous ne pouvons
en relever que quelques-uns.
Dans l'ancienne Babylone , on vendait les femmes au plus
offrant, et, pour que celles qui étaient laides eussent aussi leurs
maris, on les offrait avec une dot provenant des jolies filles.
« Ainsi les belles dotaient les laides et les estropiées, » à ce
que raconte Hérodote. Mais cette loi, « si sagement éta-
blie , » nous dit encore le célèbre historien , n'a pas survécu
à la prise de Babylone. Après que cette ville eut été prise , et
que, maltraités par leurs ennemis, les Babyloniens eurent perdu
leurs biens, il n'y eut plus personne parmi le peuple qui, se
voyant dans l'indigence, ne prostituât ses filles pour de l'ar-
gent (2). » En Israël aussi on obtenait les femmes par voie
d'achat. Il est connu que Salomon en avait plusieurs centaines.
C'est pour sept ans de service que Jacob a obtenu Rachel comme
femme, et c'est également pour prix de son service qu'il a eu
Léa (Genèse, XXIX, 18-27).
Le mariage-achat crée à la femme une position bien in
férieure à celle de son époux et maître. Aussi le sort de la
femme, dans une société patriarcale, n'est-il pas enviable. La
(1) B. Hartmann, Les peuples de l'Afrique, p. 153.
(2) J. Le Bon, Les premières cimlisations , p. 548. Paris, 1887,
II
XVIII INTRODUCTION.
femme est toujours serve, elle est donnée en mariage au plus
offrant, elle peine à tous les travaux domestiques les plus
rudes, et, en guise de récompense, elle a souvent à es-
suyer les mauvais traitements et même les coups de son
seigneur et maître, qui peut la mettre à la porte sous le moin-
dre prétexte.
Chez les Ghapsough et les Natùkhaje (tribus tcherkesses), le
mari punissait lui-même sa femme pour cause d'infidélité en
lui coupant le bout du nez. Gbez les Khevsoures et les Pcbaves
(tribus géorgiennes) , les femmes doivent accoucher dans une
tanière écartée, sans l'aide de personne. On pourrait multiplier
ces exemples à l'infini. Avec les progrès graduels de la société,
le prix d'achat se transforme en dot payée par le mari, comme
par exemple cela eut lieu chez les peuples de race germanique
à la période peu avancée de la législation (V-VP siècles). Le
don matutinal (Morgengabe, Mehr) correspond exactement à un
prix d'achat, et, comme celui-ci, il est soumis aux mêmes
règles en ce qui concerne son caractère obligatoire et rédhibi-
toire. Ici , comme dans la vente , nous retrouvons l'idée d'une
aliénation. Gomme le don matutinal devient la propriété de la
femme, sa position, sous ce régime, subit une améhoration
notable en comparaison de ce qu'elle est encore chez les Kir-
ghiz, où le père ou le plus proche parent bénéficie seul du
prix d'achat de la femme. L'évolution dans le sens favorable
à la femme commence pourtant à se produire chez ces ber-
gers.
Pour terminer avec ce sujet, il est curieux de noter le trai-
tement que subissent chez les Kirghiz des entremetteurs. —
Les entremetteurs en mariage sont fort maltraités chez les
Kirghiz ainsi que chez plusieurs autres peuples, par exemple
les Arméniens. Pendant les noces, les jeunes filles et les jeu-
nes femmes mariées les tracassent de toutes les manières. On les
déshabille entièrement et on les traîne dans le camp une corde
au cou ,f pour les exposer à la risée de la populace ; on pousse
même très loin ces mauvaises plaisanteries, et on rapporte des
cas où les pauvres victimes ne sortaient pas vivantes des mains
INTRODUCTION. XIX
de leurs bourreaux. Chez les Arméniens, ce sont les garçons
de noce qui sont maltraités (1).
Uadoption.
Le désir de fortifier la famille et d'en assurer la perpétuité
étant la plus grande préoccupation des peuples à l'état patriar-
cal, on devait de bonne heure en chercher la réalisation par la
voie d'adoplion dans le cas de stérilité de la femme. Nous en
trouvons la preuve chez bien des peuplades barbares dans tou-
tes les parties du monde, et même chez quelques peuples an-
ciens policés.
L'adoption des enfants mâles jouissait d'une grande faveur
chez les Hindous ; d'après les lois de Manou , l'âme ne peut
être sauvée que si le trépassé a laissé des fils pour la célébra-
tion des sacrifices en l'honneur des ancêtres.
Chez les Grecs et les Romains, l'usage de l'adoption a pris
naissance aux époques reculées, où le groupe patriarcal nomade
constituait la tribu (2). Dans la période patricienne du droit
romain, représentée par la Loi des Douze Tables, l'étranger
entré dans la famille par adoption succédait à son père adop-
tif, tandis que le fils émancipé de la puissance paternelle
par le mariage restait étranger à la famille et n'héritait pas.
Chez les Kirghiz également, ceux des enfants adoptifs ou natu-
rels qui se trouvent lors du décès dans la puissance paternelle
héritent, tandis que ceux qui en sont sortis se contentent des
biens qu'ils ont reçus en partage du vivant de leur père, au
moment de leur établissement en famille séparée.
L'enfant adopté jouit, chez les Kirghiz, de tous les droits de
l'enfant légitime. Lors de l'adoption, ou offre le sacrifice d'un
animal et l'on donne l'os à ronger à l'enfant adopté. L'en-
fant adopté ne peut pas se marier dans la famille où il est ac-
cueilli. L'attouchement de l'enfant aux mamelles de sa mère
(1) Colonel Mark Bell, Around and about Armenia. The scottisli geogi\
Magazine. March, 1890.
(2) H. Spencer, Princ. de soc, t. III, p. 382.
XX INTRODUCTION.
adoplive signifie que cette dernière l'accepte comme son pro-
pre enfant qu'elle a nourri de son lait (1). Gela montre cette
tendance à imiter la nature propre aux nations sauvages, où
l'adoption est symbolisée par la couvade (2).
Il paraît cependant que l'adoption n'était pas universellement
adoptée par les sociétés du régime patriarcal, elle n'était pas
connue, par exemple, à l'ancienne loi germanique ainsi qu'aux
anglo-saxoDs, et c'est seulement avec le droit romain qu'elle
fut introduite en Allemagne.
Lévirat.
La femme dans l'état patriarcal étant considérée dans un
sens comme la propriété de la famille, il était tout naturel qu'un
des frères du défunt, qui laissait une jeune veuve, se crût en
droit de l'épouser. A l'époque historique, le lévirat devint une
obligation imposée en vue de conserver les biens dans la fa-
mille. Ce droit fut reconnu par la loi de Moïse (3) et il est
universellement adopté dans toutes les communautés patriar-
cales, parmi les Druses et les Arabes de Syrie, les Mongols,
les Ostiaks, les Tcherkesses, chez les Malais de Sumatra, chez
les Hindous, etc. D'ordinaire, c'est l'aîné des frères qui a le
droit d'épouser sa belle-sœur restée veuve; quelquefois, le
choix en est abandonné à la veuve. Le second jnariage de la
veuve dans la famille de son premier mari est obligatoire dans
certaines tribus, il est facultatif dans d'autres. En tout cas,
si la veuve refuse de se remarier dans la famille de son premier
mari, elle doit se résigner au veuvage.
(1) E. Reclus, t. I, p. 295.
(2) On appelle de ce nom la coutume qu'avaient les maris, chez certains peu-
ples , de se mettre au lit quand leurs femmes avaient accouché, de s'y faire
servir par leurs femmes mêmes et de s'y faire donner par elles tous les soins
qu'on réserve à l'accouchée. On la trouve chez les Ibériens, les anciens habi-
tants de l'île de Corse, chez les Tibaréniens, en Asie, au Japon, chez les Ca-
raïbes et les Galibis, en Amérique et au midi de la France, d'oii le nom (Père
Lafitau, Mœurs des sauvages).
(3) Deutéron., XXV, 5-11. Ruth, I, 11-13.
INTRODUCTION. XXI
Chez les Osses, la veuve sans enfants est tenue d'épouser le
frère du mari. Une fille unique doit épouser son proche pa-
rent (épiclère du droit attique).
M. Mac-Lennân considère la pratique du lévirat comme une
dernière trace de polyandrie (1), tandis que M. Giraud-Teulon
y voit un reste de l'ancien mariage communiste dans la phra-
trie (2).
Parmi les tribus australiennes, la veuve est tout naturelle-
ment la femme du parent, qui appartient au même groupe ma-
rital ou fraternel que le défunt. Cet homme n'attend souvent
pas même pour l'épouser qu'elle soit veuve.
En Israël, lorsqu'un homme mourait sans enfants, son frère
cadet était tenu d'épouser la veuve, « de susciter lignée à son
frère, » suivant l'expression biblique. Si le défunt n'avait pas
de frère, c'était le plus proche parent qui devait épouser la
veuve. Le refus en pareil cas était une action déshonorante. La
femme repoussée se plaignait aux anciens : « Mon beau-frère refuse
de relever le nom de son frère en Israël et ne veut point m'épouser par droit
de beau-frère. » Les anciens exhortaient le récalcitrant, mais s'il
persistait dans son refus, sa belle-sœur lui ôtait un soulier et
lui crachait au visage devant les anciens, disant : « C'est ainsi
qu'on fera à l'homme qui ne soutiendra pas la famille de son frère » (Deutéro-
nome, XXV, 5-9).
Chez les Kirghiz, comme nous le verrons plus lard, la veuve
peut ne pas se remarier, mais, si elle se remarie, le mariage
ne peut avoir lieu qu'avec le frère ou un proche parent de son
défunt mari, à l'exception pourtant du père de ce dernier. Le
frère aîné du défunt a le pas sur son frère cadet et celui-ci sur
le fils du premier. En cas du renoncement à son [privilège, le
privilégié a le droit d'obtenir un attone (cheval et habit) comme
prix du droit d'aînesse.
Le mode de succession.
La famille agnatique étant la base de l'organisation sociale,
(1) Journ. of Ethnol. i>oc. London, 1869, p. 119.
(2) Les origines du mariage. Paris, 1889, p. 436.
jjj„ INTRODUCTION.
la succession clans VéUÛ patriarcal doit nécessairement être
réglée de manière à en perpétuer l'existence et à conserver les
biens de la famille dans la lignée paternelle. Ce principe en-
traîne l'institution du majorât ou du minorât, le partage entre
vifs et l'exclusion des femmes au droit d'héritage.
Le père de la famille Kirghiz fait donation à ses flls d'une
partie considérable de ses biens, à mesure qu'ils grandissent
et qu'ils deviennent capables d'établir leurs propies familles.
Il doit leur assurer à chacun le prix d'achat d'une femme (le
kalym) et une certaine quantité de bétail à sa discrétion et
selon sa fortune. Cette dernière partie de la succession s'ap-
pelle entchi, du mot m-en taille faite sur le bétail donné en
partage pour le distinguer. Un jeune, Kirghiz, arrivé à l'âge de
puberté (13 à 15 ans), est pourvu d'abord d'une femme, puis
on donne au jeune ménage un entchi qui lui permet de s'établir
dans une tente séparée. Le père ne peut pas refuser le kalym
à son fils, mais celui-ci doit attendre le moment qu'il convien-
dra à son père pour la donation de Ventchi. Un père peut re-
fuser sa donation à un fils qui refuse de se marier, et, en
général, pour qu'un fils ne dissipe pas la portion de son héri-
tage, on aime qu'il s'établisse avec une femme avant de le
doter. Il parait donc qu'une femme, malgré l'infériorité de sa
position, exerce chez les Kirghiz une influence salutaire sur les
mœurs. Le père peut établir son fils cadet avant son flls aîné
si celui-ci déclare vouloir rester avec lui, mais d'ordinaire la
séparation se fait à mesure qu'on arrive à l'âge de s'établir et
le cadet reste dans la tente de son père et lui succède après sa
mort. S'il arrive qu'un père, après avoir pourvu ses flls aînés,
ne laisse rien après sa mort en faveur des cadets, ceux-là sont
tenus de pourvoir à l'achat des femmes pour ceux-ci.
Les enfants non séparés durant la vie de leur père se parta-
gent son bien un an après sa mort en portions égales, sauf un
petit avantage en faveur de l'ainé ; ou bien ils en font autant
de parts qu'il y a de flls mariés, lesquels seuls héritent en se
chargeant de l'établissement de leurs frères restés célibataires.
La veuve du défunt reçoit une part de la succession égale à
INTRODUCTION. XXIII
celle d'un de ses enfants, et elle reste avec celui de ses fils
qu'elle aime le plus.
Les filles mariées reçoivent quelques petits cadeaux lors de
ce partage des biens paternels, leurs fils majeurs peuvent aussi
y émettre des prétentions, mais quant aux filles non mariées
du défunt, elles sont considérées elles-mêmes comme une pro-
priété, parce que chacune d'elles représente aux yeux des héri-
tiers la valeur du kalym.
Il y a beaucoup d'analogie entre ces dispositions et les lois
successorales des divers peuples de l'antiquité.
Chez les peuples africains, la succession reste ordinairement
entre les mains des héritiers mâles; les fils sont partagés éga-
lement ou bien c'est le fils aîné qui succède seul. Chez les
Denkas, la femme fait partie de la succession. Les femmes et
les filles du défunt vont chez le fils aîné qui jouit des droits et
accomplit les devoirs de chef de famille. Il reçoit des vaches
en échange des sœurs lors de leurs mariages. Si le défunt n'a
laissé que des filles, elles n'héritent de rien, mais elles font
partie de la succession qui passe au plus proche parent (1).
Chez les Wakambas et les Wanikas, les descendants fémi-
nins sont exclus de l'héritage. Chez les Bassoutos, c'est le fils
aîné qui est ordinairement Tunique héritier et le tuteur de ses
frères et sœurs. La succession chez le peuple d'Israël se limi-
tait aux enfants mâles, mais en l'absence de mâles, les filles
pouvaient hériter de leur père. « Quand quelqu'un mourra sans avoir
de fils, vous ferez passer son héritage à sa fille » (Nombres, XXVII, 8).
En l'absence d'enfants, la succession passait aux frères du dé-
funt, et s'il n'avait pas de frère, alors aux frères de son père
et après eux au plus proche parent de sa famille. Les héritières
qui n'étaient pas mariées gardaient leur héritage dans la tribu
de leurs maris, parce qu'il ne leur était permis de se marier
que dans quelqu'une des familles de la tribu de leurs pères,
« afin que chacun des enfants d'Israël hérite l'héritage de ses pères » (Nom-
bres, XXXVI, 8).
(1) Hartmann, Les peuples d'Afrique,lTp. 166.
XXIV INTRODUCTION.
La loi mosaïque concorde sur ce point avec celle des XII
Tables à Rome.
La plupart des peuples à l'état patriarcal ignorent l'usage du
testament.
Les anciens Germains ignoraient le testament , en sorte que
les fils héritaient de plein droit. Les filles n'héritaient pas du
patrimoine (1).
L'ancienne famille franque ne connaissait pas non plus le
testament.
Chez les tribus montagnardes du Caucase comme chez les
Arabes de la Kabylie, on ne connaît pas ou on ne connaît
guère le testament. Chez les Ghapsough et les Nalùkaje, tribus
Tcherkesses, tous les membres mâles de la famille avaient le
même droit dans Théritage. Après le décès du père de famille,
son fils aîné (^non le cadet comme c'est le cas chez les Kirghiz)
lui succédait dans sa maison. La veuve s'établit avec un de ses
fils cadets. Les femmes n'héritent pas, sauf une rente viagère
à la veuve. La dernière volonté du moribond était rigoureuse-
ment exécutée.
La loi du talion.
La solidarité étroite qui lie tous les membres de la famille
patriarcale doit nécessairement se manifester par l'obligation
de répondre les uns pour les autres, et de venger en commun
les torts dont un ou plusieurs membres de la famille peuvent
avoir été les victimes. Et, de fait, chez toutes les sociétés pa-
triarcales, chaque famille frappée dans l'un de ses membres
considère la poursuite du coupable et la vengeance exercée sur
lui ou quelque membre de sa famille, comme un devoir sacré.
Ce qui se dit des familles s'applique également aux différentes
tribus, dans tous les cas où une tribu agit comme une grande
famille.
(1) Fust. de Coulangcs, Hist. des instit, polit, de Vancienne France. L'alleu
et le domaine rural. Paris, 1889.
INTRODUCTION. XXV
Le devoir de vengeance incombe naturellement au plus pro-
che parent de la victime,, et selon la position relative des par-
ties en cause et l'importance du crime, il est embrassé par la
famille, le clan, ou la tribu toute entière.
Le droit de vengeance reconnu à l'offensé, c'est-à-dire la
peine du talion, telle est la première forme de la justice chez
les Kirghiz comme chez presque tous les peuples patriarcaux,
et elle subsiste avec mitigation chez bien des peuples parvenus
à un certain degré de culture.
Chez les Tchétchènes, d'après Berge (1 , le meurtre, le pil-
lage, le vol à main armée ne pouvaient se racheter que par
mort d'homme, à moins que le coupable ne laissât pousser ses
cheveux et que l'offensé ne consentît à le raser de ses mains
et à lui faire prêter serment de fraternité sur le Coran.
Quand un montagnard s'aperçoit que son cheval a disparu,
il se munit de ses armes^ s'enveloppe d'une de ces étoffes de
laine blanche qui servent de linceul, prend une pièce de mon-
naie pour payer un prêtre, qui récitera la prière des morts, et
se met à la recherche de l'animal.
Chez les Albanais, la vendetta s'exerce d'une façon inexora-
ble. Le Monténégrin exigeait le prix du sang tout récemment en-
core. Une égratignure devait se payer, une blessure valait une
autre blessure et la mort appelait la mort. Les vengeances se
poursuivaient de génération eu génération entre les diverses
familles, tant que le compte des tètes n'était pas en règle de
part et d'autre 2). En Sicile, les lois de Yomertâ, « Gode des
gens de cœur, r> font un devoir de la vengeance. La vengeance
palermi laine se complique parfois d'atroces cruautés. On sait
l'esprit de vengeance des Corses. Vers le milieu du sièce der-
nier, la vendetta, selon E. Reclus, coûtait chaque année à la
Corse un millier de ses enfants; des villages entiers avaient
été dépeuplés (3).
La fureur de la vengeance esf aussi propre à la nation espa-
(1) Berge, La Tchetchnia et les Tchétchènes. Globe, 1861.
('2) E. Reclus, Géogr. univ., t. I, p. 295.
(3) E. Reclus, ibid., p. 638.
XXVI INTRODUCTION.
gnole, bien qu'ici elle soil mitigée par d'autres sentiments plus
tendres. Chez les naturels de l'Australie, le devoir le plus sa-
cré qu'un indigène doive remplir est celui de venger la mort
de l'homme dont il est le plus proche parent (i).
Dans Tancienne Scandinavie, ceux qui ne vengeaient pas la
mort d'un parent ou d'un ami perdaient aussitôt la réputation
qui faisait leur principale sécurité (2).
D'après le Scheri'et, tout meurtre engendre le droit de vin-
dicte (kesos), c'est-à-dire que la vie du meurtrier est à la merci
des parents de la victime.
La loi criminelle des Israélites reposait toute entière sur le
système de la peine du talion.
On punira de mort celui qui aura frappé à mort quelque personne que ce
soit. Celui qui aura frappé une bête à mort la rendra, vie pour vie.
Et quand quelque homme aura fait outrage à son prochain, on lui fera comme
il a fait.
Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent, on lui fera le même
mal qu'il aura fait à un autre homme (Lévitique, XXIV, 17-20).
Régime de composition.
La loi du talion dans toute sa rigueur et la vendetta inexo-
rable ne pouvaient pas demeurer longtemps sans qu'il y fût
admises des compromissions entre les parties intéressées. Ces
compromissions se sont exprimées, surtout en indemnité impo-
sée à l'offenseur ou sa partie en faveur de la partie .lésée, ou
ce qu'on est convenu d'appeler la composition.
La loi pénale des Kirghiz, comme celle de tant d'autres peu-
ples de l'antiquité, cherche seulement à composer les différends
et n'est guère occupée à punir les crimes.
La loi salique n'est guère qu'un tarif de composition.
La composition se présente ici sous cette forme 'concise et
abstraite : « Celui qui a tué un homme libre sera jugé à huit mille deniers
d'argent, qui font deux cents soiidi. » Ce n'esl pas une peine mais une
(1) Sir George Grey , Journal of two expéditions of Discovery in Australia,
London, 1841, t. II, p. 240.
(2) H. Spencer, Princ. de soc, t. III, p. 702.
INTRODUCTION. XXVII
indemnité « que le coupable reçoive cent vingt coups sur son dos, » dit
la loi, ou qu'il rachète son dos par trois pièces d'or » (1),
La loi ripuaire présente une double série de chiffres, elle est
à la fois un tarif des sommes à payer et des cojureurs à fournir,
La loi des Allemanes prononce qu'un coupable devra ou se
racheter ou perdre la vie.
La loi des Frisons dit : La somme payée à titre de composition n'est
pas remise aux juges ou au représentant de l'Etat ; elle est remise à la victime
ou à ses parents, ou à ses héritiers. La Composition avait douc le ca-
ractère identique d'un acte se passant entre deux familles,
comme nous le voyons chez les Kirghiz.
On trouve la composition chez lous les peuples de l'anti-
quité, elle paraît être partout l'apanage d'un état social où l'au-
torité publique n'est pas assez forte pour punir elle-même les
crimes.
La législation romaine n'autorisait la composition que dans
une très faible mesure (le vol, le dol, l'incendie, l'injure). C'est
sous Gharlemagne et Louis le Débonnaire que le système de
composition exerçait toute sa vigueur (2).
En Allemagne et en Angleterre, chez -les Anglo-Saxons, la
composition se faisait en moutons, en bœufs ou en argent (3).
Chez les Arabes, quand les deux partis veulent faire la paix,
ils comptent leurs morts et celui qui en a le plus reçoit le prix
du sang prescrit par l'usage (4).
Chez certaines races de l'Amérique du Nord, on accepte pour
rachat d'un meurtre des chevaux ou des objets qui ont de la
valeur pour les Indiens (5).
Chez les Araucaniens, l'homicide peut se mettre à l'abri du
châtiment en entrant en composition avec les parents du mort.
Tous les peuples du Caucase, les montagnards comme les
habitants de la plaine, se trouvaient jadis et se trouvent en par-
(1) Lex salica, XII, 1, texte de Wolfenbuttel.
(2) Fust. de Coulanges, p. 493.
(3) H. Spencer, Princ. de sociologie, t. III, p. 660.
(4) Burckhardt, Travels in Arabia, t, III, p. 47.
(5) Kano, Wanderings of an artist among Indians of norlh America, p. 115.
XXVIII INTRODUCTION.
lio encore, — là où le gouvernement russe tolère la coutume,
— sous le régime de composition. L'ancienne loi de Géorgie
est un tarif de composition en quarante-six articles. Quatre cri-
mes, savoir lo meurtre, l'injure, l'enlèvement de femme et le
vol sont soumis à la composition. Le parent de la victime pour-
suit le prix du sang, qui est flxé selon le rang et la qualité de
la victime. Anciennement, la composition s'effectuait en têtes
de bétail, plus tard en or et en argent. Pour le meurtre d'un
prince ou d'un archevêque on payait 15,360 roubles, pour celui
d'un paysan ou d'un petit marchand, 120 roubles seulement.
La composition comme prix du sang est commune à d'autres
nations caucasiennes, aux Osses, aux Tcherkesses, etc.
Chez les Chapsough et les Natùkhaje, peuples caucasiens dont
les coutumes ont été étudiées avec beaucoup de soins par
par M. Lullier, qui a séjourné parmi eux pendant cinq ans, —
la justice était une affaire privée. Pas de tribunaux fixes. Le
délinquant est cité devant le juge sur l'insistance du lésé. Le
système de composition est largement pratiqué. Le prix du sang
dépend du rang de la victime et varie depuis 20 skha pour un
roturier, 42 skha pour un noble et jusqu'à 100 skha pour un
prince (1). La composition pour les blessures est également
évaluée en partie par tlovùas (le prix du sang), et varie selon
la gravité des blessures et le rang de la victime.
La coutume ou le deb des Turkmènes, qui parcourent la
région sud-occidentale de la Tartarie, demande aussi qu'on
venge les torts ou qu'on compose les différends avec de l'ar-
gent.
La composition pour meurtre ou blessures varie, d'après le
Scheri'ei, selon que la mort a été donnée avec ou sans prémé-
ditation et suivant les parties du corps qui ont été atteintes.
La composition (diyet) est payée par ceux qui ont commis un
meurtre.
La composition a lieu aussi quand l'assassiné n'a point de
(1) Skha est une unité de prix difficile à déterminer exactement : les objets
d'armes divers dont la valeur n'est pas au-dessus de celle de soixante bœufs et
pas au-dessous de celle de soixante moutons constituent un shha (Voir p. xvi).
INTRODUCTION. XXIX
parents ou d'héritiers chargés du kesos, elle est perçue alors
par riman pour eu faire un usage agréable à Dieu.
Vusage fréquent du serment.
De tout temps, à tous les degrés de civilisation, il fut d'usage
d'invoquer le témoignage des pouvoirs invisibles comme preuve
de la vérité de ce qu'on affirme. Cet usage s'est conservé de
nos jours dans les sociétés les plus avancées, mais il paraît
que c'est dans l'état patriarcal des organisations sociales que
les hommes ont le plus souvent recours au serment, comme
preuve judiciaire de la vérité, pour se disculper de tel ou tel
crime. La crainte des pouvoirs surnaturels, la croyance à leur
intervention fréquente dans les affaires humaines, l'absence de
toute organisation judiciaire et policière propre à instruire la
société sur ce qui se passe dans son milieu, la rareté de la po-
pulation dans maint état patriarcal, le caractère mobile de la
vie nomade qu'elle mène, la plupart du temps disséminée sur
d'immenses territoires, tout cela engage les peuples barbares à
prêter au serment une grande importance, et les réduit même
à y voir le seul moyen de mettre fin aux htiges et aux disputes
qui s'élèvent entre leurs membres. Gomme nous le verrons
plus tard, le serment, chez les Kirghiz, joue un très grand rôle
dans tous les différends qui surgissent entre eux. Ce qui con-
stitue une particularité que nous n'avons trouvée que chez eux,
c'est que le serment justificatif est déféré, non pas au prévenu,
mais seulement à ses amis et à ses parents. Ces derniers se
montrent ainsi, non pas en qualité de cojureurs comme dans
les lois barbares, mais comme jureurs qui témoignent sous
serment que l'inculpé est innocent ainsi qu'il l'affirme sans
jurer. Cette prestation du serment, dans le but de disculper
un parent qui se dit innocent du crime dont on l'accuse, n'est
pas un acte tout à fait libre : le jureur étant désigné par une
des [)arlies en cause et le refus de s'exécuter entraînant des
conséquences fâcheuses (abandon) pour l'homme ainsi désigné.
Le serment, chez les Kirghiz, est imposé selon les circonstan-
XXX INTRODUCTION.
ces, tantôt à la partie de l'inculpé (serment juslificatif), tantôt
à la partie du demandeur (serment conflrmatif), et dans les
deux cas, les hommes directement intéressés à la cause sont
exempts du serment.
Le nombre des jureurs varie selon l'importance du fait à nier
ou à confirmer. Il est entendu que la responsabilité (dans l'au-
tre monde) concernant un faux témoignage sous serment ,
tombe sur celui qui a juré faussement ainsi que sur celui qui
a poussé au faux serment, à l'exception toutefois du dupé qui
a juré par complaisance. Deux serments, c'est-à-dire les ser-
ments prêtés par deux hommes, valent plus que le serment
d'un seul, et si deux jureurs viennent infirmer le témoignage
d'un seul, le serment de celui-ci est considéré comme « pourri, »
et son auteur est méprisé.
Le mode de prestation du serment varie beaucoup chez les
Kirghiz. Plus loin nous allons faire connaissance avec quel-
ques-unes des formes du serment usitées chez ce peuple, mais
il est à noter que c'est l'intention surtout qui est appréciée ici,
et quelquefois l'intention seule suffit.
Le sens intime du serment chez les Kirghiz consiste dans la
résolution du jureur de rendre son âme responsable de la vé-
rité de son témoignage. Aussi on invoque « le saint » et on
l'invite à tuer celui qui affirme ce qu'il sait être faux. L'inter-
prétation des difi'érenles manières de prêter le serment, dont
quelques-unes sont très curieuses, pourrait certainement jeter
de la lumière sur les croyances primitives, mais elle prête à
des conjectures trop étendues et trop vagues pour s'en mettre
en garde. Il est très probable que quelques modes de prestation
du serment proviennent des pratiques « du jugement de Dieu »,
comme, par exemple, la course qui a lieu chez les Kirghiz Noirs
(Kara-Kirghiz) entre le jureur et celui qui reçoit le serment.
Les proches parents de l'intéressé, ainsi que les hommes
ayant quelque charge publique, sont exempts du serment dé-
féré au choix de l'inculpé ou de son adversaire.
On n'a pas de confiance dans le serment prêté par l'homme
qui n'est pas du clan auquel appartient le prévenu, aussi dans
INTRODUCTION. XXXI
le cas des deux ou trois inculpés appartenant à des clans diffé-
rents ayant trempé dans le même crime, faut-il qu'il y ait,
pour les disculper, des jureurs de chacun des clans. Selon
l'importance du cas incriminé, le groupe des consanguins tenu
à choisir les jureurs, varie d'une seule famille jusqu'à la tribu
toute entière. Pour composer la liste des jureurs, il faut ({u'il
y ait consentement des deux parties en cause. Tels sont les
principes du serment chez les Kirghiz. Voyons maintenant le
rôle du serment chez d'autres peuples à l'état patriarcal.
Le serment comme preuve judiciaire a joué un très grand
rôle dans les lois barbares. D'après la Loi salique, si un Romain
est accusé d'avoir dépouillé un Franc et qu'il n'y ait pas preuve certaine, ce
Romain se dégagera de l'accusation par vingt-cinq jureurs ; s'il ne peut trou-
ver de jureurs, qu'il aille à l'épreuve de l'eau bouillante ou qu'il paye le prix
du délit (1). D'après la loi ripuaire, le nombre des jureurs à four-
nir est exactement déterminé d'après la gravité de l'accusation.
Pour le plus faible délit, trois jureurs suffisent, mais ordinai-
rement il en faut six (2).
La loi burgonde sur le serment s'exprime ainsi : Si un homme
est accusé d'un délit, Burgonde ou Romain, il fera le serment ; qu'avec douze
jureurs qui soient sa femme, son fils, son père et sa mère et ses plus proches
parents, il remplisse ce serment; mais la partie adverse peut s'opposer au ser-
ment avant qu'il entre dans l'église (3).
Quelquefois, la loi disait que les cojureurs devaient être les
plus proches parents de l'inculpé, le plus souvent il suffisait
que les cojureurs fussent de la même condition sociale que
l'inculpé, quelquefois on exigeait qu'ils fussent de bonne re-
nommée. Les Germains prononçaient le serment sur des épées.
Tout cela a de l'analogie frappante avec les coutumes kirghiz.
Chez les Germains, d'après l'opinion deFustel de Coulanges,
le serment était une façon de jugement de Dieu. C'était Dieu lui-
méme qui prononçait; il n'acceptait sans doute que le serment de l'innocent,
il rejetait celui du coupable et le frappait (4). Le Serment avait lieU
(1) Lex salica, XIV, 2, texte de Wolfenbuttel.
(2) Fustel de Coulanges , Hist. des instit. poliliques de l'ancienne France.
Paris, 1888. p. 425.
(3) Fustel de Coulanges, ouvr, cité, p. 442.
(4) Fustel de Coulanges, p. 451.
XXXri INTRODUCTION.
(jLiand les preuves certaines faisaient défaut, comme chez les
Kirghiz. Il n'y avait serment que si les juges l'avaient ordonné.
Gomme dans les exemples des jugements rendus par les juges
kirghiz que nous allons voir, la sentence des juges chez les
Germains prononce une alternative : ou cet homme fera ce ser-
ment, ou il subira telle peine. L'acte de prestation du serment
lui donnait de plein droit gain de cause ; l'acte de refus le con-
damnait. Il n'était pas besoin pour cela d'un nouveau juge-
ment.
D'après le Scheri'et, en vigueur chez les Arabes, au deman-
deur les témoins, au défendeur le serment (1).
Les témoins produits par les parties font leurs dépositions
sous prestation préalable du serment.
On impose le serment au demandeur qui n'a produit qu'un
• seul témoin. Le demandeur prête le serment si le défendeur
le lui a référé.
Dans le cas de meurtre, le plaignant prête le serment cin-
quante fois (2).
D'après le code géorgien de 1723 (traduit en russe en 1886),
les preuves judiciaires sont le serment, le fer rouge, l'eau
bouillante et le combat. Une moitié des cojureurs en nombre
variable est choisie par le défendeur sur une liste double
fournie par le demandeur. Le nombre des cojureurs variait,
selon le rang de l'inculpé, de deux à soixante.
Le serment est très largement pratiqué chez divers peuples
caucasiens. Les tribus tcherkesses, comme les Abadzekh, les
Ghapsough, les Natukhaje avaient l'usage, quand le désordre
social devenait trop grave, d'imposer de temps en temps le
serment aux délégués régulièrement élus par quelques com-
munautés. Par ce serment, qui rappelle bien le salavate des
Kirghiz, dont nous allons faire connaissance plus loin, on
s'engageait au nom de tous à ne pas nuire au bien-être com-
mun et à terminer les disputes, conformément à l'usage établi.
(1) Défendeur, dans le droit musulman (men-enker) , est toujours celui qui
nie un fait ou qui contredit l'allégation de ce fait (Tornaw).
(2) Le droit musulman (Tornaw).
INTRODUCTION. XIXIII
Avant la déclaration de l'arrêt, les juges tcherkesses faisaient
promettre aux parties, sous serment, qu'elles ne garderaient
point rancune et qu'elles obéiraient à l'arrêt. Pour assurer mieux
l'accomplissement d'une telle promesse, on réclamait des cau-
tions, qui répondaient de la conduite des plaideurs.
Le serment expiatoire était imposé au défendeur et, selon
la gravité du cas, un nombre plus ou moins considérable
de cojureurs, choisis parmi les hommes respectables, venaient
corroborer son dire. Les cojureurs attestaient sous serment
qu'ils ajoutaient foi à ce que disait le défendeur. C'est ce qu'on
appelait tairko shesse, garantie de la vérité du serment. Pour
confondre l'inculpé, il fallait le serment de deux témoins parmi
les personnes également étrangères aux deux parties en cause.
Les coutumes des Tcherkesses ressemblent beaucoup à celles
d'autres montagnards du Caucase.
Il est digne de noter à l'égard du serment, comme à celui
de tant d'autres institutions archaïques, que les restes en sont
conservés dans les masses populaires ou dans les classes in-
cultes longtemps après qu'ils sont entièrement disparus chez
les classes supérieures ou cultivées. Ainsi, on jure encore sou-
vent parmi les paysans de tous les pays les plus civilisés, mais
on ne le fait plus dans la bonne société. On estime également
les différents liens de parenté beaucoup moins dans les classes
cultivées que dans les masses populaires, où on reconnaît sou-
vent les liens consanguins les plus éloignés. La même remar-
que a lieu à l'égard de l'hospitalité, que nous allons aborder.
Hospitalité.
Il faut bien que nous considérions l'hospitalité comme un
des traits qui caractérisent l'état patriarcal, parce que cette
vertu, n'étant que la charité exercée librement et d'une manière
facultative chez les peuples civilisés, — est un véritable de-
voir et UD devoir sacre chez les peuples barbares. A propos
de ce devoir, les Kir^hiz ont gardé une légende, d'après la-
quelle leur ancêtre aurait réservé une partie de ses biens, qui
III
XXXIV INTRODUCTION.
(Icviii! apparlunir à lous indistinctement. Au fond, cela ne peut
être que la réminiscence du temps où les Kirghiz avaient tout
en commun et rien en propre.
L'institution de la propriété privée est une institution relati-
vement récente, qui n'a pris son développement complet que
chez les nations qui se trouvent à la tête de la civilisation ; elle
n'est encore que rudimentaire chez des peuples pasteurs comme
les Kirghiz, où l'on ne reconnaît que la propriété de la famille,
du clan ou de la tribu. Elle ne s'étend pas encore sur ce qui
constitue la principale richesse matérielle de l'homme, la terre
et l'eau, même dans les Etats plus avancés dans la civilisation,
comme la Perse, la Turquie, dans l'Inde et même dans une
partie de la Russie, où la terre est à la commune, qui en donne
l'usufruit à ses membres. La communauté des biens, propre à
toutes les sociétés primitives, était poussée bien loin lorsque
le clan était fondé sur la filiation par les femmes, comme c'est
encore le cas dans la majorité des tribus Peaux-Rouges : — Mohi-
cans, Delawares, Narrougosetts, Peguols, Wyandofs, Missouris.
Minnilarces, Crows, Greeks, Ghickosos, Gherokees, etc. (1). On
vivait alors dans les maisons communes (Longues-Maisons)
gouvernées par les femmes. Toutes les provisions provenant
de l'activité d'un des membres de la maison étaient mises en
commun dans des magasins placés sous le contrôle d'une ma-
trone âgée qui partageait les vivres. Gette vie en communisme
explique, d'après Morgan (2), la large hospitalité pratiquée par
les Indiens de l'Amérique.
Quoique nous n'ayons pas les moyens de retracer la vie des
Kirghiz dans ces temps reculés qui précédèrent chez eux la
formation de la famille agnatique, leurs coutumes actuelles gar-
dent cependant encore assez de traces de communisme pour
que nous puissions y retrouver la provenance de leur pratique
de l'hospitahté et de la fraternisation dont nous allons nous
occuper. L'hospitalité chez ces peuples pasteurs est maintenue
(1) Giraud-Teulon, Les orig. du mariage, p. 178.
(2) Morgan, Ancient Society, 455.
INTRODUCTION. XXXV
par d'autres raisons encore provenant de l'exigence même de la
vie nomade, et ayant leur sanction dans les préceptes de la re-
ligion. On comprend que dans les steppes où errent de nom-
breux troupeaux et au milieu de ces populations nomades qui
vivent du produit de leurs bestiaux et dressent leurs tentes
là où rberbe est abondante, aucune industrie hôtelière ne
puisse prendre naissance, et Thomme qui voyage y eût été con-
damné à périr si on ne s'y était pas montré hospitalier.
Les coutumes de tous les peuples de l'anliquité sont favora-
bles à la pratique de l'hospitalité. Chez bien des peuplades et
des tribus sauvages, l'hospitalité est le plus sacré des devoirs,
et cela chez les races les plus diverses, en Asie comme en Afri-
que, en Amérique comme en Océanie. Les farouches monta-
gnards du Caucase, malgré les gueires intestines et extérieures
qu'ils avaient à soutenir presque sans trêve, avaient toujours
le plus grand égard pour tout étranger qui réclamait l'hospita-
lité. La meilleure chambre de la maison , dans la plupart des
familles des Tchétchènes et Lesghfnes, des Osses et Svanes, des
Tartares , des Géorgiens et d'autres peuples du Caucase trop
nombreux pour l'énumération est réservée pour recevoir les
kunaks (amis).
Que de fois, dit E. Reclus, en parlant des Tchétchènes, le voya-
geur n'a-t-il pas vu des bandes de cavaliers descendre vers
lui au grand galop, du haut des campements, en tirant au-des-
sus de sa tête des salves de coups de fusil et de pistolet, puis
s'arrêter court, à dix ou quinze pas de distance, et saluer
l'étranger d'un « salamec » respectueux (1).
L'hospitalité est largement pratiquée par les Turkmènes, dont
le métier, pendant longtemps , fut le brigandage et les razzias.
Chez les Galtchos (« pauvres diables » ou « les malheureux »),
qui habitent le versant occidental du Pamir , l'hospitalité est
sacrée; chacun de leurs villages renferme une maison pour les
étrangers (2).
(1) Géogr. univers. E. Reclus, t, VI, p. 150.
(2) Ibid., p. 465.
XXXVI INTRODUCTION.
Même les habitants de la péninsule Kamlchatka, les Kamt-
chadales, malgré la misère extrême de leur existence, sont très
hospitaliers ; leurs maisons d'hiver et d'été sont toujours ou-
vertes à l'étranger (1).
Chez les habitants de la froide Laponie, l'hospitalité est
sacrée ; selon Reynard et de récentes recherches faites par
N. Kharusine, sous les auspices de la Société des Naturalistes,
à Moscou, l'hôte étranger, dans une famille lapone, jouissait
encore, dans les seizième et dix-septième siècles , du privilège
de partager le lit avec la maîtresse du logis et ses filles ; son
époux se croyait offensé s'il s'y refusait (2).
Les Kalmouks (ou Telengout), principaux représentants de
la race mongole dans l'Altaï septentrional, sont aussi honora-
blement connus par la franchise de leur hospitalité.
Chez les Albanais, qui, de tous les peuples européens, ont le
mieux gardé les usages anciens, la violation de l'hospitalité
est punie de mort (3). Les Bosniaques, ainsi que les Serbes,
sont également très hospitaliers. Les habitants de la Sardaigne
sont aussi très honorablement connus par leur large hospita-
lité. « Quelle que soit leur pauvreté, i» ditE. Reclus, « les Sardes
des montagnes exercent les vieilles pratiques de l'hospitalité
avec une véritable joie (4). » En Asie, les Hindous ont été de
tout temps célèbres par leur hospitalité ; « ils ne savent guère
ce que c'est que de refuser à manger à un homme qui passe.,
en quoi ils ont conservé la coutume des premiers temps, » dit
un voyageur du seizième siècle (5).
La Bible nous donne quelques exemples de l'hospitalité telle
qu'elle a été pratiquée chez un peuple pasteur. Lot, ayant vu
deux anges s'approcher de sa maison, « se leva pour aller au-
devant d'eux et se prosterna le visage en terre. » Malgré leur
(1) E. Reclus, Géog7\ univ., t. VI, p. 806.
(2) N, Kharusine, Russhie Lopari. Moscou, 1890.
(3) E. Reclus, Géogr. univ., t. J, p. 191.
(4) Ibid., p. 598.
(5) La Crequinière , Conformité des coutumes des l7idiens orientaux.
Bruxelles, 1704.
INTRODUCTION. XXXVII
premier refus de loger dans sa maison, « il les pressa tant qu'ils
se retirèrent chez lui; et, quand ils furent entrés dans la mai-
son, il leur fit un festin » (Genèse, XIX, 1-3). Un autre exem-
ple sur la réception d'un étranger, par Laban , se trouve dans
la Genèse (XXIV, 31-32).
De tous les peuples modernes qui sont sortis de l'âge du pa-
triarcat, ce sont peut-être les Russes qui ont conservé le plus
fidèlement les anciennes pratiques de l'hospitalité. C'est dans
de petites villes et à la campagne russes qu'on peut encore
rencontrer d'assez fréquents exemples de gens qui se ruinent
à force d'exercer de l'hospitalité. Cet esprit de l'hospitalité est
pourtant en voie de décroissance marquée.
Fraternisation.
Les peuples barbares, qui ne connaissent pas d'autres liens
parmi les hommes que ceux du sang et cherchent naturel-
lement à élargir leurs groupes consanguins pour les rendre
plus forts , admettent la fraternisation comme une institution
propre à lier entre eux, à l'égal de frères, des hommes qui
étaient restés jusqu'alors étrangers les uns aux autres. Chez
les Kirghiz, on devient les tamyrs (confrères), en vue de jouir
en commun des biens qui appartiennent séparément à chacun
des confrères , de sorte qu'il est admissible d'y voir les traces
de l'ancien communisme , propre aux sociétés fondées sur la
filiation par les femmes. — Le tamyrmyk (confrérie) , chez les
Kirghiz, entraîne, pour les parties engagées , l'obligation de se
prêter mutuellement les objets nécessaires à la vie , de faire
échange de cadeaux et de visites sur les termes de la plus
grande familiarité.
Les contrats de confraternité sont en usage chez les Kirghiz,
les Mongols, les Lapons, ainsi que chez les tribus sauvages de
l'Afrique, chez quelques peuples de l'Europe, les Slaves, les
lUyriens, les Islandais, ainsi que chez les Dajaks, sur l'île de
Bornéo. Selon H. Spencer, ils ne peuvent êire que la consé-
quence du désir de fortifier la famille. Il nous semble que
XXXVlll INTRODUCTION.
rinslitution de la confrérie est devenue nécessaire en vue de
la situation précaire où se trouve l'homme isolé dans une
société qui ne s'est pas encore élevée à la conception du droit
de l'homme. Les sauvages cherchent à imiter la nature dans
leurs manières d'exprimer le lien du sang (la fraternité) entre
deux hommes. Le serment fraternel chez les Vouanyamoùezi
est accompagné de la cérémonie de rechange du sang. Les
nouveaux frères se font une ouverture à Testomac, s'arrosent
mutuellement de leur sang et en boivent quelques gouttes.
Parmi certaines peuplades, les deux hommes cfésirant deve-
nir frères introduisent réciproquement dans leurs veines, au
moyen d'une incision, quelques gouttes de sang.
Les pactes de fraternisation pratiqués par les Lapons sont
accompagnés de l'échange de quelques cadeaux, ou bien de
petites croix qu'ils portent sur la poitrine (1).
Chez les Albanais, la fraternité de choix n'est pas moins so-
lide que celle du sang : les jeunes gens qui veulent devenir
frères se lient par des serments solennels en présence de leurs
familles, et, s'ouvrant une veine, boivent quelques gouttes du
sang l'un de l'autre (2).
Beaucoup de jeunes Serbes, après s'être éprouvés mutuelle-
ment pendant une année, se jurent une amitié fraternelle à la
façon des anciens frères d'armes de la Scythie, et cette frater-
nité de cœur est encore plus sacrée pour eux que celle du
sang (3). De véritables liens de fraternité unissent les pâtres
en Sardaigne. Ils forment les cussorgie sociétés fraternelles),
qui offrent un modèle de déférence réciproque, de justice et
d'égalité (4). La même coutume subsiste encore, depuis les
temps les plus reculés, chez les Basques, en Espagne. Chaque
année, les communes situées sur les versants opposés des mon-
tagnes se juraient une amitié perpétuelle (5).
(1) N. Kharusine, Les Lapons russes, p. 258.
(2) E. Reclus, Géogr. U7iiv., t. I, p. 186.
(3) Ibid., p. 286.
(4) Ibtd., p. 598.
(5) Ibid., p. 862.
INTRODUCTION. XXXIX
Cette dernière espèce de confraternité de groupe à groupe
d'hommes est pourtant inconnue aux Kirghiz, qui ne se lient
qu'individuellement; mais, ce qui peut paraître bien curieux,
c'est qu'ils admettent les liens de confraternité entre les per-
sonnes de sexe différent. Même une femme mariée peut avoir
son tamyr ou arifdasse (favori), avec lequel elle est sur le pied
d'une grande intimité, sans que son époux en prenne om-
brage. Selon les relations de G. Potanine de son remarquable
voyage en Mongolie (1884-1887;, des pactes de fraternité entre
deux ou plusieurs individus de même sexe et de sexe différent
sont en usage chez les Mongols de l'Ordos, qui vivent d'agri-
culture. Quand le désaccord règne dans un ménage, les époux
peuvent « conclure une fraternisation, » qui met fîn aux mau-
vais procédés mutuels (1). M. Giraud-Teulon, dans son ouvrage
sur les origines du mariage, que nous avons cité plusieurs fois,
remarque que l'idée fondamentale des sociétés barbares sur la
consanguinité comme le seul principe d'association a marqué
l'esprit humain d'une si profonde empreinte que, jusqu'à nos
jours, d'innombrables associations d'hommes, qui n'ont pas
pour but la reproduction, ont revêtu la forme de pseudo-familles,
en imitant l'association naturelle des parents. Nous pouvons
juger de cette vérité par les coutumes largement répandues chez
plusieurs peuples de la race slave, comme, par exemple, celle
d'appeler grand'mère ou grand-père toute personne avancée en
âge, mère ou père, une personne d'âge moyen, sœur ou frère,
une jeune personne. Eu Suisse comme en Allemagne, il est
aussi d'usage d'appeler oncle des personnes étrangères.
Cette empreinte, laissée sur l'esprit humain par l'idée de la
famille est plus forte chez les nations patriarcales que chez les
nations policées; aussi voyons-nous, chez ces dernières, de
grandes fraternités comme, par exemple, les tleûsh circas-
siennes, qui comprennent plusieurs milliers de membres,
entre lesquelles le mariage est interdit (2). De même, le sen-
(1) Bulletin de la. Société de géographie, t. IX, p. 112.
(2) J. Bell, Journal of a Résidence in Circassia, 1840, t. I, p. 347.
XL . INTRODUCTION.
tinient de confraternité naturelle est très fort chez les Kirghiz,
et c'est à ce sentiment qu'il est juste d'attribuer leurs cou-
tumes d'assistance -et de secours mutuels dans les cas où
quelqu'un s'est profondément endetté] ou bien s'est ruiné en
conséquence d'une fausse plainte en justice ou d'une condam-
nation à payer le prix du sang. Dans tous ces cas, le clan
et même la tribu agissent comme membres d'une confrérie où
chacun^^ considère de son devoir d'apporter son obole pour le
soulagement du malheureux. Le même secours fraternel a lieu
dans beaucoup d'autres cas, comme nous le verrons plus tard.
La fraternisation chez les Islandais et d'autres peuples implique
l'engagement à exercer la vengeance l'un pour l'autre; mais tel
ne paraît pas être le caractère de confraternité kirghiz.
Usage des présents.
Le présent était primitivement, selon H. Spencer, un moyen
de propitiation, puis il devient une observance sociale, un té-
moignage d'amitié. Chez les Kirghiz, les juges reçoivent habi-
tuellement des présents des deux parties, et il serait certes
erroné d'y voir autre chose que la survivance d'un état
inférieur.
Au Japon, il est d'usage, entre égaux, qu'à une première vi-
site dans une maison l'on remette un présent au maître, qui
donne quelque chose d'égale valeur en rendant la visite (1).
Chez les Kirghiz, au contraire, c'est le visiteur qui vient rece-
voir les présents du maître. Nous croyons que le cadeau peut
bien tirer son origine de la communauté des biens des peuples
primitifs , et il peut avoir la signification d'un rachat fait par
le particulier aspirant à posséder en propre un bien qui, selon
le droit naturel, appartenait ou devait appartenir, en commun,
à tout le monde.
Il faut certainement examiner la ûature de l'occasion qui
donne lieu ii l'offre d'un présent pour juger de son caractère
(1) H. Spencer, Princ. de sociologie.
INTRODUCTION. XLI
priaiitif. Les présents, chez les Kirghiz, sont obligatoires dans
les occasions suivantes. Les enlrenietleurs dans les affaires du
mariage, ainsi que les parents qui désirent l'alliance, se doivent
nautuellement de nombreux cadeaux. Le promis doit des ca-
deaux à sa promise et au nombreux personnel de son entou-
rage, voire même à toute femme qui peut lui rendre q^uelque
service de près ou de loin. Ces présents ont lieu à chaque vi-
site du promis chez sa promise, et, le jour du mariage, la liste
des différents cadeaux que le nouveau marié doit offrir pour
les services réels ou présumés rendus dans cette circonstance
atteint une longueur formidable.
Les membres d'un clan doivent des cadeaux à la fiancée lors-
qu'elle prend congé pour se rendre dans sa nouvelle famille.
Les tamyrs (frères par choix) se doivent des cadeaux à cha-
que visite qu'ils se font l'un chez l'autre.
Le présent est dû pour une bonne nouvelle ; il est obliga-
toire, à titre de récompense, pour une trouvaille restituée à son
propriétaire ; mais il est 'surtout d'usage dans de nombreux
rapports d'intérêt entre les personnes de fortune et de rangs
inégaux. On doit des présents aux juges, aux anciens, aux
chefs, chaque fois qu'on a recours à leurs services; on les doit
aux pauvres à l'occasion de grandes fêtes, de festins de fa-
mille, ou de la moisson. Une bande de guerriers, en rentrant
d'une expédition , chargés de butin , doit des présents aux
gens de leur tribu qui viennent à leur rencontre. Un homme
qui est allé au marché doit des cadeaux à ceux de sa famille
qui sont restés à la maison; un juge qui vient de recevoir un
cadeau doit en faire, à son tour, à ses proches; un homme
qui vient de se revêtir d'un vêtement neuf ou qui vient de
déménager doit des présents aux visiteurs qui lui souhaitent
du bonheur. On doit envoyer un présent à l'ami dont la femme
vient d'accoucher, etc., etc. Dans tous ces cas et bien d'autres
encore, le présent porte un nom spécial, et ce serait se créer
inévitablement des ennemis que de refuser de faire un cadeau
ou d'en recevoir un quand cela est admis par l'usage.
L'usage de présents est très répandu chez maint peuple pa-
XLII INTRODUCTION. ^
triarcal , à commencer par les peuplades sauvages de l'Afrique
centrale, les Indiens de l'Amérique et les nombreuses peupla-
des de l'Asie Centrale. Dans l'Orient tout entier, le présent est
presque toujours l'accompagnement indispensable de toute
transaction d'homme à homme.
Chez les Indiens de l'Amérique du Nord, le présent a sou-
vent lé caractère propitiatoire. En cas de meurtre, on offre
soixante présents aux parents de la victime au nom du coupa-
ble. S'ils sont acceptés, l'affaire est considérée comme arran-
gée, sinon, on doit livrer le meurtrier, qui est accepté comme
esclave; et quelquefois, ce qui paraît bien étrange, à la place
même de celui qu'il vient de tuer (1). Après la mort d'un des
leurs, les Indiens distribuent à ses amis, comme présents ou
souvenirs, tout ce qui lui avait appartenu ; et le désir de laisser
après la mort des présents à ses amis est si grand, que l'on se
prépare, dans ce but, à en rassembler longtemps à l'avance (2).
L'observation qne nous avons faite à l'égard de rhospilalité
s'applique bien à l'usage en question. On se fait encore de
nombreux présents, de nos jours, chez tous les peuples policés
et dans la haute société, mais ces présents y ont revêtu, pour
la plupart, un caractère frivole; ce sont de jolis riens qu'on
échange en cadeaux ; quant aux dons substantiels, on en garde
l'usage en dehors des sociétés patriarcales, surtout dans les
masses populaires et peu cultivées des nations qui n'ont pas
avancé beaucoup dans révolution sociale. L'usage des présents
est encore en très grand respect chez les Slaves orientaux.
Tels sont les traits principaux des institutions kirghiz en
commun avec les peuples à l'âge patriarcal; mais notre sujet
est loin d'être épuisé, et il faudrait nous livrer encore à bien
des recherches si nous voulions faire une étude complète du
droit comparé des peuples patriarcaux. Ce n'est pas notre des-
sein ; mais, pour n'être pas trop incomplet, nous ne pouvons
pas nous empêcher de dire encore quelques mots du culte des
(1) Père Lafitau, Mœurs des Sauvages.
(2) Ibid.
INTRODUCTION. XLIII
ancêtres généralement considéré comme propre aux nations
patriarcales.
Culte des ancêtres.
Nous venons de mentionner, en dernier lieu, le culte des
ancêtres comme un trait qui caractérise le régime patriarcal;
mais, à notre avis, on en exagère l'importance. Il est vrai qu'une
tribu patriarcale, dont la parenté est basée sur la filiation par
les hommes, respecte ses ancêtres, qu'elle en garde les noms
pour les appliquer aux clans paternels et en fait mention dans
ses légendes ; mais, pour arriver à en faire un objet de culte,
il y a encore une grande distance à parcourir.
Lorsque le niveau de l'intelligence et du progrès social est
très bas, on ne trouve pas, selon H. Spencer, d'idées reli-
gieuses, ni de culte des ancêtres, ou bien il n'en existe qu'une
forme peu développée (1). Cette opinion paraît être justifiée à
l'égard des Kirghiz , qui respectent bien un peu , mais ne font
pas grand cas de leurs morts. Au moins n'hésitent-ils jamais,
dans leur vie errante, à laisser derrière eux les lieux où leurs
pères sont enterrés, et le sable du désert hésite encore moins à
en faire disparaître les derniers vestiges.
S'il faut croire le témoignage recueilli par E. Reclus [Géogr.
universelle, t. VI, p. 455), les voisins des Kirghiz, les Kal-
mouks, au sein desquels cependant les premiers s'approvision-
nent de leurs femmes, n'ont point de respect pour leurs morts.
« Ils ne les enterrent presque jamais; et, les traînant à quel-
que distance du campement, les laissent à l'abandon sur le
sable. >
Les Kirghiz ont plus de respect pour leurs morts, car on les
enterre en présence des parents et des amis; on récite les
prières des morts, on accomplit des rites funèbres qui doivent
effacer les fautes des trépassés , on récite les offices des morts
le septième, le quarantième et le centième jour du décès; on
(1) H. Spencer, Princ. de sociologie, t. I, p. 406.
XLIV INTRODUCTION.
festoyé beaucoup ;, dans toutes ces occasions, en nombreuse
compagnie; on fait des distributions d'aumônes aux pauvres,
mais ce respect ne va pas beaucoup plus loin, et les cimetières
kirghiz n'ont que de rares monuments, sur lesquels sont mar-
qués, non pas les noms propres des décédés, mais le totem du
clan auquel ils ont appartenu.
Dans l'élude qui précède , nous avons relevé les traits pro-
pres aux institutions kirghiz, ainsi qu'à celles d'autres peuples
vivant sous le régime plus ou moins patriarcal. Il y a, cepen-
dant, entre le droit coutumier des Kirghiz et celui des différents
peuples qui ont fondé la civilisation moderne, d'autres ressem-
blances qui n'étant pas particulières au régime patriarcal, déno-
tent assez clairement que l'évolution des sociétés humaines
s'accomplit d'après les mêmes lois naturelles. Ces ressem-
blances se rencontrent dans les coutumes qui régissent la pro-
priété, ainsi que dans les lois pénales; mais, pour ne pas
grossir oulre mesure- cette introduction, nous nous contentons
d'en faire quelques indications dans les notes au bas des pages.
Il ne faudrait pas prendre la thèse que nous avons dévelop-
pée ici d'une manière trop absolue. Nous croyons avoir esquissé
les particularités du régime patriarcal, mais nous sommes loin
de considérer comme suffisamment prouvé que de telles parti-
cularités accompagnent ou ont accompagné constamment tout
état ^social qu'on appelle communément état patriarcal ; qu'il
n'y ait rien à retrancher dans un cas , ni rien à ajouter ou à
compléter dans un autre. La science de notre passé n'est pas
encore suffisamment avancée pour qu'on puisse être très affir-
matif dans une question de telle nature, et notre ambition ne
va pas au delà du désir d'indiquer d'une manière toute som-
maire et approximative l'ensemble des caractères propres à
une certaine phase dans l'évolution de la vie sociale. — Il ne
s'agit, du reste, dans les lignes qui précèdent, que d'établir un
certain lien commun entre les institutions des Kirghiz et celles
d'autres peuples qui ont habité ou qui habitent encore le globe.
INTRODUCTION. XLV
Pour terminer, nous voudrions encore dire quelques mois
sur l'avenir des Kirghiz. La question de savoir si cette nation
est bien capable de cultiver la terre et de parvenir à une ci-
vilisation supérieure est assez controversée; mais, selon des
autorités que nous estimons bien haut, celle de M. de Mid-
dendorf, par exemple, qui s'est occupé des Kirghiz (1), il n'y a
guère de raison de douter de leur persévérance au travail
(première condition de toute civilisation) quand les circonstances
le réclament. Aimant par dessus tout l'indépendance , pleins
d'une ardeur juvénile, que n'a pas ramolli le séjour prolongé
dans l'air renfermé de nos villes, ne connaissant ni la bride de
la discipline ni le joug de la servitude, ignorant les luttes
d'ambition et d'influence qui divisent les classes et les hommes
de la société moderne, ils sont certainement fort attachés à leur
vie nomade actuelle ; mais, une fois sollicités par les circons-
tances impérieuses, ils trouveront en eux, il faut bien l'espérer,
les facultés nécessaires pour s'adapter à une nouvelle existence,
et devenir d'aussi bons agriculteurs et d'aussi patients indus-
triels que le sont devenus, il y a si longtemps, leurs cousins
les Chinois. Gela est déjà arrivé, en partie, à plusieurs d'entre
eux, qui se sont faits cultivateurs sans se fixer pourtant défini-
tivement à demeure. Fils de la libre nature, ils considèrent en-
core comme un malheur la nécessité de mener la charrue (2);
mais, en face de la famine, ils n'hésitent pas et finissent par
se réconcilier avec leur sort.
Tout ce qui est à désirer , c'est que ce ne soit pas la faim
seule, mais une sage prévoyance qui les détermine à se pré-
parer de bonne heure à des changements qui sont devenus iné-
vitables par suite de la pénétration de l'influence moderne.
On ne saurait assister nulle part avec une complète indiffé-
rence à ces changements profonds que doivent subir les na-
tions. Tous les peuples de la terre ne forment qu'une seule fa-
(1) A. von Middendorf, Otcherki Ferganslioy doliny. Petersb., 1882.
(2) Le mot kirghiz igneutchi signifie, en même temps , pauvre hère et agri-
culteur.
1
XLVI INTRODUCTION.
mille humaine, et, qu'on le reconnaisse ou non , il est de fait
qu'un progrès ou un recul de tel de ses membres ne saurait se
produire sans avoir quelque influence sur la marche générale
de la civilisation (t). Dans le cas qui nous occupe, c'est une
grande nation chrétienne, jeune encore et elle-même en voie
de profondes transformations, qui est appelée à exercer une in-
fluence décisive sur le sort d'un peuple conquis par ses armes
et sa supériorité civilisatrice. Ses sentiments chrétiens, com.me
ceux de l'humanité, ainsi que la sagesse d'Etat, commandent
également beaucoup de ménagements dans la transition pénible
d'une phase de l'évolution à une autre. C'est pour comprendre
cette vérité qu'il faut étudier attentivement le droit de toutes
les nations. « Le droit est la raison universelle, » comme a dit
Portails.
(1) Vico et Montesquieu avaient déjà considéré la succession des générations
hnmaines, pendant le cours des siècles, comme ne formant qu'un même indi-
vidu qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.
LE
DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ
CHAPITRE PREiMlER.
Aperçu général : l'étymologie, l'origine ethnique, la distribution, les derniers
travaux sur les Kirghiz, l'œuvie du général Grodekoff, la physionomie phy-
sique et morale du Kirghiz, le caractère de la société, le plan à suivre, la
tradition sur l'origine.
Les Kirghiz forment un grand peuple nomade pastoral d'une race
mélangée turco-mongole ; ils occupent avec leurs troupeaux d'im-
menses steppes et des déserts dont la superficie égale cinq fois celle
de la France, du mont d'Alexandre (Alalali-Transilien) jusqu'au Kuën-
lune et du cours supérieur d'Amou-daria jusqu'au méridien de
Kuldja en Thian-chan. Us parlent l'un des dialectes de la souche tur-
que, le djagataï ou l'ouïgour. Les Kirghiz s'appellent eux-mêmes et
sont appelés par leurs voisins, à l'exception des Russes, Kasak (Qua-
zak, turc, Khasak , mongol, Ha-za-khi, chinois), ce qui veut dire
« libre, vagabond, brigand » et aussi « célibataire. » Selon une autre
étymologie, kasak serait un mot composé de kas, a oie, » et sag, « cor-
beau, > et signifierait au figuré *. l'habitant des steppes (1). »
Les Russes, et après eux les géographes européens, ont donné aux
Kasaks le nom des Kirghiz, probablement par extension de ce nom,
que se donne la peuplade de même famille des Kasaks qui habite les
deux versants du Thian-chan et qui ressemble beaucoup à ses voisins
des plaines au point de vue du type, de la langue et des mœurs, sauf
un mélange plus fort avec les Mongols. Ce sont les Kyrk-ghys ou Kara-
Kirghiz (kirghiz noir) , qui ont ainsi servi pour les Russes du proto-
type pour les Kasaks, et que le nom de kyrk-ghys « quarante filles » (2)
(1) Le mot russe cosaque est probablement de la même origine : il fut, au
début, appliqué aux hommes qui avaient fui dans les steppes du midi de la
Russie et se déclarèrent libres.
(2) Allusion à la légende d'après laquelle les Kara-Kirghis devraient leur ori-
1
2 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
est deveou générique pour les nombreuses tribus pastorales qui habi-
tent une grande partie de l'Asie centrale. Ces nomades auxquels, pour
éviter la confusion, il faut donner le nom desKirghiz, sont les autoch-
tones du pays qu'ils parcourent. Us sont mentionnés par les his-
toriens chinois de l'époque des Thang (Vll-Xe siècle de notre ère), et
doivent être considérés comme descendants de ces farouches guerriers
qui, aux treizième et quatorzième siècles, dévastèrent l'Asie et l'Eu-
rope. Eux-mêmes se considèrent comme les proches parents de ces
peuplades turques, qui portèrent autrefois le nom de TchigataTet qui
actuellement sont nommés Usbegs. La masse principale des Kirghiz
occupe les provinces de Turghai et Akmolinsk; ils sont moins nom-
breux dans les provinces de Semipalatinsk , Semiretchinsk et Syr-
Daria. H n'est pas facile d'évaluer exactement leur nombre. Dans la
province de Syr-Daria, on en compte sept cent trente mille; il doit y en
avoir au moins deux fois autant dans les quatre autres provinces de
l'Asie centrale ; il y en a encore en Chine et sur le territoire d'Oren-
burg. L'étude du droit des Kirghiz présente un intérêt particulier. Il
y a d'autres peuples nomades et pasteurs qui ont conservé les insti-
tutions patriarcales, mais les Kirghiz sont des nomades par excel-
lence; ils changent de patrie avec la plus grande facilité; perdus dans
leurs immenses steppes, ils sont restés peut-être les plus étrangers
aux influences du dehors, et ils ont gardé ainsi le plus fidèlement les
mœurs et les institutions typiques de la vie de bergers groupés en
tribus. La vie et les mœurs des Kirghiz ont été étudiés par plusieurs
ethnographes, Levchin, Meyer, Krassovski, Tillo, Kostenko, Kho-
rochkin, Grebenkin, Kharusin et autres. M. Elisée Reclus en a donné,
dans le sixième volume de sa Géographie universelle, un tableau vi-
vant ; mais, malgré tous ses travaux d'un mérite incontestable, l'état
juridique des Kirghiz est encore très peu connu. C'est seulement au-
jourd'hui, grâce au travail entrepris par le général GrodekofF, gou-
verneur militaire de la province de Syr-Daria, qu'il devient possible
de juger en connaissance de cause de l'état social et juridique des
Kirghiz. Le vaillant adjoint du général Skobeleflf, lors du célèbre
gine à quarante vierges devenues enceintes par l'immersion de leurs doigts
dans l'écume d'un grand fleuve.
LA PHYSIONOMIE PHYSIQUE ET MORALE. 3
siège de Geok-Tepe, et l'historien des guerres de Khiva et du Turkes-
tan, vient de faire un précieux recueil des témoignages concernant
les Kirghiz, leurs coutumes et leur conception du droit. Ce recueil,
qui a été recommandé par M. Venukoff au congrès géographique tenu
à Paris en i889, ne constitue pas, à proprement parler, une œuvre
littéraire ou scientifique, — la forme et la méthode font défaut; —
mais, en présentant dans leur crudité des faits et des affirmations
positives, M. Grodekofif a permis à d'autres d'y trouver les éléments
d'un exposé raisonné du droit public chez les Kirghiz. En cherchant
à faire analyser maintenant pour le lecteur français qui ne connaît
pas le russe, les matériaux recueillis par M. Grodekofif, je n'en fais
pas la critique ; je résume simplement, dans un ordre logique, et je
cherche à mettre d'accord et quelquefois à expliquer les documents
contenus dans un volume de cinq cents pages in-4°. Les personnes qui
étudient le droit public comparé trouveront dans ce résumé, à chaque
pas, de nombreux rapprochements. Pour ne pas grossir outre mesure
mon exposé, je crois devoir m'abstenir dans le texte de toute allusion
ne concernant pas directement les Kirghiz en renvoyant le lecteur à
l'expose du régime patriarcal qui précède et quelques notes acciden-
telles; je me vois également obligé pour le même motif d'éviter les
détails, fort intéressants du reste, qui abondent dans l'excellent vo-
lume composé par l'administrateur russe. Je pense rendre par mon
petit travail , nonobstant ses nombreux défauts, quelque service aux
ethnographes ainsi qu'aux juristes. Les premiers y verront les mœurs
et les institutions d'une nation peu connue ; les seconds y trouveront
les indications propres à jeter de la lumière sur t'origine de quelques
institutions en Europe et sur la marche du progrès accompli dans le
domaine du droit (1).
Avant d'entrer dans la matière que contient avec tant d'abondance
l'ouvrage de M. Grodekofif, et, pour eu apprécier mieux la valeur, il
semble utile de dire quelques mots de la physionomie physique et
morale du Kirghiz, ainsi que du caractère général de la société qu'il
(1) J'ai été secondé dans mon travail par M. Ernest Roguin, professeur de
législation comparée à l'Académie de Lausanne ; il a bien voulu se charger de
reviser quelques-unes de mes épreuves, et je me tais le iilaisir do lui exprimor
ici ma reconnaissance.
4 LE DROIT COUTUMIER DES KIRaHIZ.
a réussi à former et qui subsiste sans beaucoup de changements,
jusqu'à ce jour. D'abord, voici ce que dit M. Elisée Reclus, au point de
vue physique : Ils ont le corps trapu, le cou gros et court, le crâne large et
peu élevé, la face aplatie, les pommettes saillantes, le nez épaté, les yeux pe-
tits et obliques, la barbe rare, la peau basanée, souvent d'un brun sale (1).
L'image n'est pas flatteuse, certes ; mais au fond, le Kirghiz, même à
notre point de vue, n'a point une figure aussi repoussante qu'on serait
tenté de le penser. Il tient un peu du Kalrauk, qui n'est pas beau;
mais il tient davantage, surtout quand il est noble (l'os blanc), du
Turc, qui, physiquement, est un bel échantillon du genre humain.
Avec ses petits yeux un peu obliques et ses pommettes saillantes, le
Kirghiz a souvent de la dignité dans ses traits, de l'intelligence et du
feu dans son regard, de la bonhomie dans son expression. Les jeunes
filles kirghiz ne manquent pas de gentillesse, et les jeunes garçons
sont presque jolis. Au point de vue moral, le Kirghiz n'est pas anti-
pathique; sans doute il est rude, sensuel, grossier, n)alpropre, plein
de préjugés ; il n'a pas des notions bien définies touchant ses devoirs
envers son prochain; il n'a, à proprement parler, du respect que pour
la force; mais il est d'humeur paisible. Il vénère ses parents, ses an-
cêtres et sa tribu ; il est hospitalier ; il est un ami fidèle ; il aime la
liberté et l'indépendance ; il n'hésite pas, dans son courage, à venger
ses torts et ceux de ses proches et il a du bon sens et de la magnani-
mité ; il sait s'entendre avec ses ennemis et faire trêve aux hosti-
lités ; il se montre quelquefois persévérant et travailleur (2). Pour se
rendre compte du caractère général de la société kirghiz, il faut
se rappeler surtout que ce sont des bergers qui ne sont pas sortis de
l'état patriarcal où la famille est le seul prototype de l'organisation
sociale. Les Kirghiz ne connaissent ni l'individualisme, qui a trouvé
son expression dans la déclaration moderne des droits de l'homme, ni
le socialisme, produit de la puissance acquise par les classes ouvrières
des démocraties européennes. Us n'ont qu'une idée bien vague de la
(1) E. Reclus, Géographie univ., t. VI, p. 445.
(2) A. Middendorf, membre honoraire de l'Académie des sciences à Saint-
Pétersbourg, qui a eu l'occasion d'étudier les Kirghiz, en fait dans son ouvrage,
Esquisse de la vallée de Ferghana, le caractéristique moral suivant : sincérité
d'un cœur droit, curiosité et babillage enfantins, intégrité gâtée par la légè-
reté, insouciance et crédulité, pureté des mœurs (Saint-Pétersbourg, 1882j.
l'ancienneté du droit coutumier. 5
nation, mais tout enfant kirghiz connaît bien les noms de ses nom-
breux ancêtres. Les Kirghiz luttent pour l'existence en famille, et ils
n'ont pas eu encore à souffrir beaucoup de l'intervention de l'Etat (1).
Ils se divisent en groupes naturels, ayant chacun pour lien l'affection
de parenté et le respect pour les aînés. D'abord, c'est la horde, dont
chacun croit avoir un ancêtre commun; puis c'est la tribu, dont le
chef est le patriarche; puis viennent les subdivisions, les clans où
chacun a sa marque et son cri de ralliement particuliers, et enfin, la
famille propre, plus ou moins nombreuse, dont le chef est le maître.
En dehors de sa famille ou de ses tribus, où il cherche protection et
où son individualité disparaît, le Kirghiz n'a du respect que pour la
force, qui s'impose à lui sous deux formes différentes. Contre les es-
prits malins n'ayant pas de corps visibles, il a ses pratiques reli-
gieuses et ses sorciers auxquels il obéit, parce qu'il les croit capa-
bles de conjurer le mal; contre la méchanceté des hommes, il a
ses coutumes qui règlent la vie de chacun et garantissent la stabilité
des choses, que ses ancêtres ont fidèlement observées et auxquelles il
se soumet volontiers s'il ne veut pas que les juges, les aînés, la tribu
entière ne lui en impose le respect et l'observation par des amendes
et même par de cruelles punitions.
A en juger par la coutume des Kirghiz, que nous allons étudier,
nous avons lieu de croire que l'on se trouve en face d'un peuple
très ancien, qui s'est admirablement préservé des influences étran-
gères et qui est peut-être le plus conservateur du monde (2). La
haute ancienneté de la coutume ou sangue des Kirghiz est notamment
démontrée par plusieurs points communs qu'elle a avec la coutume
(1) Herbert Spencer prend les Kirghiz comme type de la paresse {Princ. de
sociologie, t. I, p. 87), mais cette opinion du célèbre philosophe anglais est
infirmée par d'autres témoignages, A. do Middcndorf, entre autres, qui a trouvé
les Kirghiz d'une grande persévérance au travail. Mais H. Spencer nous paraît
être dans le vrai en rangeant la race trapue des Kirghiz , avec leurs jambes
minces, grêles et courtes, parmi les types d'organismes précoces, qui deman-
dent moins de temps, pour arriver à leur forme complète, que les types les plus
développés et, par conséquent, supérieurs.
(2) Aversion de la nouveauté est, du reste, à un degré éminent, le caractère
de l'homme non civilisé. Le système nerveux plus simple, la perte plus précoce
de plastiQité rend, selon l'avis de Herbert Spencer, un tel homme moins capa-
ble de se faire à de nouvelles manières d'agir.
6 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
de beaucoup d'autres peuples, à commencer par ceux de la Sibérie,
comme les Tûngouses, les Jacoutes, les Bûriates et autres, qui vivent
depuis très longtemps séparés des Kirghiz, et à finir par les Arabes,
les Kurdes, les Osses, qui auraient pu avoir des rapports avec les
Kirghiz depuis des temps encore plus reculés (1). Voici quelques-uns
de ces points communs : La division en tribus; — l'achat de filles en
mariage; — la sujétion de la jeune fille non pas à la famille, mais à la
tribu toute entière; ~ l'échange des filles; — le serment purgatoire;
— la composition pour le vol ; une aggravation de la composition
pour la récidive, et l'expulsion pour le quatrième vol. Le passage de
la succession paternelle à un seul enfant non émancipé ; — la re-
cherche en mariage en bas âge; — l'exclusion des femmes du droit
de propriété, sauf à l'égard de leurs objets de toilette; — le rempla-
cement d'une fiancée décédée par sa sœur ; — le mariage de la veuve
avec le parent de son défunt mari ; — l'obligation des présents pour
les bonnes nouvelles.
L'ancienneté de la coutume kirghiz ressort aussi de son caractère
d'une extrême et brutale simplicité, et du peu de cas qu'elle fait de
la notion abstraite du droit. Les Kirghiz ne possèdent pas même dans
leur langue de mot synonyme de notre terme de droit. Le mot qui
s'en rapproche le plus, chak, signifie « dieu, vérité, » et a le droit de
recevoir quelque chose. » Aussi, dans leur droit eoutumier, les Kir-
ghiz ne font pas de distinctions expresses entre la vie privée et pu-
blique, les devoirs moraux et les obligations civiques, les punitions
paternelles et les condamnations judiciaires, etc.
Après ce rapide coup d'oeil sur la physionomie des Kirghiz et sur
le caractère général de leur société , il convient d'étudier leur droit
eoutumier dans l'ordre particulier que voici. Après de courtes remar-
ques concernant l'origine des Khirghiz, d'après leur tradition et leur
distinction des classes, nous parlerons de la tribu comme formant la
(1) Nous admettons, du reste, comme on a pu le voir dans notre introduction,
que la similitude des institutions sociales des tribus diverses n'implique pas
nécessairement leur origine commune; mais l'analogie entre le droit eoutumier
des Kirghiz et celui de quelques peuplades habitant la Sibérie touche à des dé-
tails qu'on ne saurait exidiquer qu'en supposant que toutes ces peuplades ne
formaient pas toujours des nations distinctes.
LES ORIGINES. 7
base de leur organisation sociale ; nous traiterons ensuite la famille et
tout ce qui s'y rapporte directement, c'est-à-dire l'achat d'une femme,
la conclusion du mariage et la position des femmes. Nous parlerons
ensuite de l'hospitalité comme d'une institution nationale appelée à
rendre les Kirghiz solidaires. Nous envisagerons ensuite les coutumes
qui règlent la conduite des Kirghiz dons le domaine qui , chez les na-
tions civilisées, est l'objet des lois rurales et commerciales, par exem-
ple l'usage de la terre et de l'eau, les biens communs, le trafic, le prêt
d'argent, Vamanat ou dépôt, le don, le rapport entre le patron et l'ou-
vrier, la disposition des objets trouvés. Nous terminerons enfin par
l'exposé de quelques usages qui caractérisent les rapports sociaux
des Kirghiz.
Origines d'après la tradition. — Les Kirghiz disent appartenir à la
race Usbegs (Euzbegs, Ouzbegs), dont une nation, héritière présumée
de la horde d'or, dominait les bassins du Syr et de l'Amou avant
l'arrivée des Russes. D'après une tradition , très répandue chez les
Kirghiz , leur ancêtre serait Alash . le contemporain d'Alash-Khan, le
maître d'Usbegs. Trois détachements de cavaliers célibataires auraient
été envoyés par Alash-Khan, sous les ordres d'Alash, pour garder les
frontières de son Etat. Privés de femmes, ces cavaliers auraient su,
en parlant de leur richesse , attirer chez eux trois cents familles de
vagabonds (doly ou tziganes); ils auraient fait tuer les hommes par
la main de leurs femmes et se seraient emparés de ces dernières pour
fonder de nouvelles familles. Après la mort de leur père, les trois fils
d'Alash. Baychura, Djanchura etKarachura, furent reconnus, chacun,
comme chef d'un des trois détachements qui formèrent, dès lors, le
noyau de trois hordes. Se trouvant trop nombreux, les descendants
d'Alash se dispersèrent, la grande horde (Oulû-use) se rendit vers le
Thian-chan et au sud du lac Balkach; la horde moyenne (Orta-use),
au nord du Turkestan, et la petite horde (Kschi-use), qui est devenue
la plus importante par son nombre à l'Ouest, vers les frontières de la
Russie. Cette tradition n'explique pas la provenance de la horde
Boukeyëëf ou Boukeyevskaya, qui campe dans les steppes d'Orenburg,
à l'ouest du fleuve Oural , et compte environ deux cent mille indivi-
dus. Quant aux Karakirghiz ou Kirghiz noirs et qui s'appellent Kyrk-
ghys, ils ont sur leur origine, comme nous l'avons déjà mentionné à
8 LE DROIT COUTUMIER DES KIR&HIZ.
propos de leur nom , une tradition plus poétique. Leur ancêtre vien-
drait du mirage. Il a épousé une fille Kirghiz, dont il eut une fille, à
laquelle il attacha quarante servantes vierges. En contemplant
l'écume chassée par un grand fleuve, les vierges auraient un jour en-
tendu ces paroles : « Ceci est vrai et cela est vrai; » ayant plongé,
par curiosité, leurs doigts dans l'écume et après les avoir léchés, les
vierges auraient constaté qu'elles étaient enceintes. Chassées dans les
montagnes par le maître, elles y auraient trouvé des aliments et elles
auraient donné le jour à quarante fils et quarante filles; par la suite,
les jeunes gens se seraient mariés entre eux et ils auraient formé
ainsi le noyau du peuple Karakirghiz, qui a persisté à vivre dans les
monl.ignes. Quelques-unes des tribus de ces Kirghiz , appelés aussi
« Dikotammeny-Kirghiz » sont devenues célèbres. La tradition con-
cernant l'origine des Kirghiz et surtout celle qui a trait aux commen-
cements des Karakirghiz sont bien de nature à justifier la supposition
qu'elles datent de temps reculés, alors que la femme ne se trouvait
pas encore sous la dépendance de l'homme. Dans le premier cas , les
trois cents femmes tuent leurs premiers maris pour en prendre d'au-
tres; dans le second cas, l'homme-ancêtre n'est qu'un mirage, une
illusion trompeuse, ei ce sont les quarante vierges qui donnent nais-
sance à toute une nation. C'est ainsi, semble-t-il, que devait se repré-
senter ses origines une nation qui, avant de former la famille agnali-
que, a passé par le régime de matriarcat où les enfants ne connaissaient
que leurs mères et où on ne pouvait avoir d'autres notions de parenté
que celle par les femmes.
CHAPITRE II.
Distinctions sociales, la tribu et le clan, la famille, le mariage-achat, prix de
la fiancée (kalym), visite chez la fiancée (oruntaï).
Distinctions sociales. — Les Kirghiz n'ont point de classes : ils se
reconnaissent tous nobles d'origine; leur gloriole aristocratique est
grande, parce que chacun doit connaître les noms de ses ancêtres,
mais ils admettent des distinctions sociales : le droit de préséance, le
droit sur tel ou tel autre morceau des viandes servies aux festins ; à cet
effet . il y a deux grandes divisions du peu[)le : ak-sujek (os blanc) et
kara-sujek (os noir). Les ak-sujek sont les descendants des Khans, qui
ont jadis régné dans les steppes, ainsi que les descendants du Tchin-
ghis-Khan, du Khalif Abbas, qui sont appelés « Turia , » et les des-
cendants des disciples de Mahomed, qui portent le nom de Seïde et
Khodji. Les Kara-sujek comprennent le reste du peuple, dont les mem-
bres sont distingués selon leur âge, leur sexe, leur tribu et aussi se-
lon le nombre d'ancêtres, dont chacun d'eux puisse se prévaloir. Il
n'y a pas de privilèges légaux attachés aux sens de 1' « os blanc ; »
on leur montre du respect* et de la prévenance, on leur assigne les
places honorifiques et les morceaux choisis aux festins; mais on leur
demande d'être également polis envers tout le monde , de crainte de
perdre l'estime publique. Les jeunes gens de l'os blanc et de l'os noir
s'allient sans difficulté. Les Kirghiz possédèrent autrefois des esclaves
étrangers appelés Kiimdy tngan hala (fils nés habillés) , mais les Rus-
ses les ayant affranchis, ceux d'entre eux qui n'ont pas voulu re-
tourner dans leur foyer se sont assimilés aux Kirghiz ou ont été adop-
tés par eux.
La tribu. — Les Kirghiz, comme nous l'avons dit, se divisent en
tribus plus ou moins puissantes, dont les membres ou les familles
10 LE DROIT CÛUTUMIER DES KIRGHIZ.
sont très étroitement solidaires. La tribu se divise en clans ou « gens >
et en groupes de cinquante à cent familles qui constituent des cam-
pements; pour désigner la tribu, les Russes emploient le mot « co-
leno; « pour désigner le clan ou la c gens, » ils se servent du mot
€ rod, » mais il y a beaucoup de confusion dans ces désignations. Tan-
dis que dans le livre de M. Grodekoff les Naïmans, les Arghyns, les
Kyptchaks sont, par exemple, dénommés comme autant de « rody , »
dans une autre œuvre de caractère officiel {La province de Syr-Daria,
Saint-Pétersbourg, 1887), ils apparaissent comme des « colenos , »
c'est-à-dire tribus subdivisées en clans. Le clan ou la « gens » (la
lignée des Juifs) est un corps de consanguins, ou réputés comme tels,
de moindre étendue que la tribu. Les membres du même clan ne
s'entremarient pas, sauf erreur, et il y a, en conséquence, lieu d'assi-
miler cette institution aux clans qu'on rencontre aux débuts de l'his-
toire de toutes les races humaines , à l'exception des Polynésiens. —
Les « gens » ont chacune un « totem » (tamga) distinct; elles ont éga-
lement chacune leur cri de guerre , qui est le nom de l'ancêtre
commun de sept à dix générations ascendantes. C'est au sein
de sa tribu ou de son clan qu'un Kirghiz cherche l'appui et
c'est la tribu ou le clan qui , en accordant cette protection , en
accepte les bénéfices et les périls. Le Kirghiz vit dans et pour
sa tribu; il ignore la responsabilité individuelle. Un serment justifi-
catif est imposé non pas à l'inculpé, mais à des hommes de sa tribu.
Une amende judiciaire est payée , non par l'individu reconnu coupa-
ble, mais par sa tribu et en faveur d'une autre tribu, dont on a lésé
les intérêts. En cas du non payement du prix du sang (khun), on tue,
non pas nécessairement l'assassin, mais quelqu'un de sa tribu. Une
fiancée est censée appartenir dans un sens non pas à l'individu, mais
à la tribu entière. Une femme restée veuve appartient de droit au
proche parent de son défunt mari et une femme divorcée ne peut
choisir un autre mari que dans la tribu à laquelle a appartenu le
décédé. La tutelle des femmes et des enfants reste toujours dans les
mains de leur tribu. On accueille les visiteurs selon l'importance de
leur tribu et le nombre de leur parenté. On ne peut pas passer d'une
tribu à l'autre et la filiation ne se fait qu'au sein de la même tribu.
Le chef d'une tribu, le patriarche (ak-sakal ou barbe blanche), est un
LA FAMILLE. 11
homme riche et considéré; c'est parmi les ak-sakal qu'on choisit les
chefs de campement et ils se maintiennent à leurs postes à condition
d'appartenir à la tribu la plus forte. Toute décadence de l'institution
de tribu, pierre angulaire de la société kirghiz, est suivie de désordre,
de luttes intestines, même de l'anarchie. « Il vaut mieux être un ber-
ger dans sa tribu qu'un tzar chez des étrangers. » Par des considéra-
tions politiques , les Russes ont cherché à affaiblir l'importance de la
tribu chez les Kirghis. Par la loi de 1867, ils leur ont imposé une di-
vision territoriale à l'encontre de leur division en tribus, il s'est pro-
duit alors une certaine désagrégation de ce corps social; mais, en
émigrant d'un arrondissement à l'autre, les Kirghiz, qui se déplacent
très aisément, ont trouvé le moyen d'éluder en partie les conséquences
de cette mesure (1). A l'heure actuelle, l'importance de la tribu, chez
les Kirghiz, est encore très grande; il y a des tribus qui comptent jus-
qu'à mille, quatorze cents et même dix-huit cents familles ou kibitka
(tentes en feutre). La composition moyenne d'une tribu est de 300
à 350 kibitka.
La famille. — La famille est fortement constituée chez les Kirghiz,
et l'idée de famille est l'idée maîtresse de leur organisation sociale. Le
père est le synonyme de maître, et, selon un dicton, le fils devant son
père est comme un esclave devant son maître. La femme doit à son époux
une soumission absolue, elle doit faire le travail que lui impose son
seigneur et il lui est défendu de murmurer. L'autorité maternelle est
presque nulle; on obéit à la mère par crainte du père, pourtant la
désobéissance des fils est punie par le père , celle des filles par la
mère. Pour les graves ofifenses envers leurs parents , les enfants sont
battus et châtiés publiquement.
La parenté, du côté paternel, est très respectée; on la poursuit
jusqu'au quarantième degré, et on est tenu de connaître ses ancê-
(1) L'action du gouvernement russe est bien de nature pourtant à amener
une transformation rapide dans les mreurs patriarcales des Kirghiz , parce
qu'elle substitue aux rapports de familles à familles , fondés sur les liens du
sang ■ qui est le propre du régime du patriarcat , les institutions basées sur le
territoire et sur la propriété , qui est le propre des Etats politiques. Les an-
ciennes tribus grecques ou latines inaugurèrent l'Etat moderne en établissant
des circonscriptions territoriales (le dcme) qui répartissaient les citoyens en
divisions indépendantes de leur « gens » ou de leur tribu.
L
12 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
très (<), La parenté dans la lignée maternelle a moins d'importance;
néanmoins, un père ne peut pas épouser la mère de sa bru ; de
même, deux frères ne sauraient épouser deux sœurs. Mais la veuve
peut se marier avec son beau-fils , ainsi qu'avec le frère de son
beau-père (2). La femme doit se marier dans sa tribu, à laquelle elle
appartient comme une espèce de bien commun, ce qui peut être consi-
déré comme la conséquence lointaine du droit communiste que, dans
les communautés sauvages, les hommes de la même phratrie ou du
même groupe avaient sur la femme d'un autre groupe de la classe
conjugale.
Il paraît ({ue, dans ces limites, le droit de la femme kirghiz à choi-
sir son mari est plus étendu que celui de l'homme pour le choix de sa
femme. L'homnie, par exemple, ne peut pas épouser sa belle-fille, ni
la sœur de sa belle-mère, tandis qu'il n'est pas défendu à la femme,
comme nous venons de l'indiquer, de prendre pour mari son beau-
fils et le frère de son beau-père. On peut bien y voir l'inQueuL-e per-
sistante des mœurs formées sous le régime de la filiation maternelle.
L'homme ne peut pas épouser sa nourrice, ni même sa sœur de cette
dernière.
En fait de rapports conjugaux, les populations kirghiz présentent
beaucoup d'analogie avec un très grand nombre de peuples exogam'i,
en Sibérie, au Caucase, dans l'Inde, dans l'Amérique, en Australie et
dans toute l'Afrique orientale et occidentale. Les tribus kirghiz se di-
visent en clans qui peuvent s'entre-marier et d'autres qui ne le peu-
vent pas. Les premiers, appelés Kyz-alysady sont censés se séparer
les uns des autres après sept générations écoulées depuis l'ancêtre
commun; les seconds, appelés « Kyz-alyspaïdy , » sont censés être
consanguins. Les raisons que donnent les Kirghiz pour éviter les
unions entre les parents sont, d'abord, la licence, qui s'en suivrait, à
leur avis, dans les relations des deux sexes d'une communauté, et puis
(1) « Quiconque ne connaît ses ancêtres de sept générations est un apostat, »
dit le proverbe. Le respect de la parenté se retrouve chez plusieurs peuples
barbares avant même qu'ils eussent adopté la filiation agnatique : chez les
Peaux-Rouges, Tamils, Telugus, Chinois, Fidjiens, Esquimaux, en partie chez
les Hindous, chacun salue son voisin par son titre de parenté.
(2) Voir, à l'Appendice, termes de parenté chez les Kii-ghiz.
LE MARIAGE. 13
l'impuissance du mari , son manque d'affection pour sa femme et une
progéniture peu nombreuse.
On ne reconnaît pas le vol entre parents. Tout ce que les en-
fants et même les fils émancipés peuvent prendre chez leurs parents
clandestinement n'est qu'une soustraction innocente, pour laquelle on
console les parents en leur rappelant qu'ils pourront en faire autant
quand leurs enfants seront devenus riches.
Dans les cas extrêmes, le père a le droit de renoncer à son fils. La
renonciation se fait devant les témoins, par la formule suivante : Si
on te tue, je renonce au prix de ton sang (hhun) ; si toi tu tues quelqu'un, je
refuse de payer le hhun. L'entretien de vieux parents pauvres est à la
charge des enfants.
Le mariage. — A raison de l'importance qu'a la famille chez les
Kirghiz, il n'est pas très étonnant que tout le monde se marie, qu'au-
cune femme ne reste fille et qu'aucun homme, fût-ce même un fou ou
un estropié, ne reste célibataire. Pourtant le Kirghiz, toujours fier de ses
ancêtres, aime à prendre sa femme dans une famille noble, et il a une
méfiance instinctive pour les jolies femmes. L'ancien adage kirghiz dit
qu' il vaut mieux prendre pour femme une fille de bonne famille, qu'on n'a
pas vue, qu'une belle fille (d'une famille inconnue) , qu'on a admirée. Il est
inutile d'insister beaucoup sur les qualités et conditions requises pour
pouvoir contracter un mariage. Au reste, il ne s'agit guère d'un ma-
riage véritable, l'union étant plutôt l'achat d'une fille par un homme,
et la transaction se réduisant principalement aux moyens matériels
que puisse avoir celui-ci pour s'acheter des femmes dans un tel
nombre et d'une telle qualité. Aussi faut-il parler auparavant du prix
d'une fille à marier (kalym) et des conditions du payement.
Le kalym est payé, au profit des parents ou tuteurs qui disposent
d'une fille à marier, par les parents ou tuteurs de l'homme qui veut
la prendre pour femme, si ce n'est par le prétendant lui-même. Le
montant en est très inégal, selon la fortune des parents qui cherchent
à proportionner les qualités de la fiancée à la valeur de l'aspirant. D'autres
conditions étant les mêmes, un veuf aurait à payer pour sa femme
plus qu'un garçon. Le kalym consiste en différentes parties dont cha-
cune porte son nom spécial, et qui varient selon la qualité et la for-
lune des intéressés. Le nombre de ces parties, dont se compose le
14 LE DROIT COUTUMIER DÉS KIRGHIZ.
kalym et dont chacune représente un certain nombre d'animaux ou
une somme d'argent, va jusqu'à neuf. KaramaU est la partie princi-
pale du kalym ; elle est évaluée à 500 roubles, soit 1,300 francs chez
les riches, 870 francs chez les gens aisés, et 650 francs chez les pau-
vres. La plupart des autres parties du kalym ne consiste qu'en un
cheval, un chameau ou un certain nombre de brebis, sauf le toymal,
destiné à couvrir la moitié des dépenses encourues pour la célébration
de la noce (l'autre moitié est payée par le père de la fiancée), et ellu
qui représente le nombre d'animaux nécessaires pour le transport de
la nouvelle tente et de la dot de la mariée. L'entier du kalym, chez
les gens riches, consisterait ainsi en 13 chameaux, 20 à 35 chevaux,
160 moutons et environ 1,300 francs en argent; choz les gens très
pauvres, il y a lieu à une réduction ; au minimum, 30 têtes de mou-
tons. Parfois, on l'a vu, une fiancée (sourde-muette il est vrai) a été
offerte pour 5 vaches. Le kalym se paye d'ordinaire par acomptes,
dans l'espace de plusieurs années. La promise n'est obligée d'attendre
le payement intégral du kalym et la conclusion du mariage qu'il im-
plique que jusqu'à l'âge de vingt ans. Ce terme expiré, et le fiancé
reconnaissant son insolvabilité, on lui propose à marier une autre fille
de la famille, qui peul encore attendre, ou bien on lui abandonne le
reste de sa dette. Du reste, il n'est pas défendu à un père de donner
sa fille en cadeau à un ami ou à un prêtre et de la marier contre
sa volonté. Une fillette peut être promise déjà à l'âge de quatre
ans.
On n'aime pas à garder longtemps une fille dans la maison, selon
l'adage : Ne garde pas longtemps du sel, il se changerait en eau; ne garde
pas longtemps une fille, elle deviendrait esclave.
Oruntaï (Visites chez la fiancée). — Pendant le temps nécessaire
pour le payement du kalym par acomptes, il n'est pas défendu au
fiancé de visiter sa future clandestinement. Cet ancien usage , connu
sous le nom à'oruntaï, est très toléré; son but est de stimuler l'ardeur
du fiancé et de le faire payer plus vite son kalym. Il est permis même
au jeune homme de se mettre au lit avec sa fiancée, sans oser la tou-
cher toutefois. Une fiancée dont le promis, après de telles visites, est
mort, doit se marier avec le frère du défunt ou un autre membre de
la famille de celui-ci, après une année de deuil. Celui qui a touché sa
LES NOCES. 15
fiancée prématurément est puni lors des fiançailles : on lui déchire
ses habits et on éventre son cheval.
Les noces. — Les mariages ne se pratiquent pas d'ordinaire entre
les parents des six premiers degrés dans la lignée paternelle; mais la
règle n'est pas strictement observée. Les fiançailles se font le plus
souvent de très bonne heure ; toutefois, les riches marient leurs fils
beaucoup plus tôt que les pauvres : ceux-là à l'âge de dix ans, ceux-ci
quelquefois à trente ans. L'alliance est censée virtuellement conclue
quand le payement intégral du kalym a été effectué, fût-ce même
avant la majorité des parties intéressées. Après le payetnent du kalym,
le mariage ne peut être rompu sauf en cas d'impuissance de la part
du promis, pour défaut de virginité ou autres vices graves imputables
à la promise. Dans ce dernier cas, le futur qui ne refuse pas de se
marier a le droit de demander la restitution de la moitié de son ka-
lym; dans le cas contraire, c'est-à-dire s'il renonce à l'union, on lui
restitue le kalym en entier, ou bien on lui propose de se marier avec
une autre fille de la famille. La restitution n'est que partielle si l'époux
a visité sa fiancée (1). Une fille qui aurait un enfant sans être promise
est censée devenir la femme du père de l'enfant. Les parents d'une
fille dans cette situation peuvent réclamer du séducteur une partie
de kalym, et même le kalym entier, selon sa beauté, sa jeunesse et
leur propre position. La rupture du mariage de la part des parents
de la fiancée, après l'encaissement du kalym, est punie par une
forte amende et la restitution du kalym. Un homme qui a ravi la
fiancée d'un autre est tenu de lui payer le montant de son kalym, ou
bien de lui offrir en échange une autre fille à marier. Les fiançailles
se font avec beaucoup de cérémonies; on échange force cadeaux entre
les deux familles et, selon leurs ressources respectives, on organise
des festins.
Le nouveau marié qui s'est montré impuissant la première nuit
paye un cheval ou sa valeur; puis on patiente trois jours et, en cas
d'insuccès final, la mariée a le droit de congédier l'infortuné époux,
auquel on restitue une partie de son kalym. Le père d'une nouvelle
(1) Voir plus haut ce qui est dit de l'usage « orûntaï. »
16 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
mariée qui n'a pas préservé sa virginité est passible d'une amende
(un cheval et un habit).
Lors du départ pour son campement avec sa jeune femme, le nou-
veau marié est tenu de faire de nombreux cadeaux à toutes les fem-
mes qui ont eu l'occasion de lui rendre quelques services, ou présu-
més tels, pendant les noces. Les femmes qui n'auraient pas reçu ce
qu'elles considèrent comme dû, se vengent sur le compagnon du nou-
veau marié dont elles déchirent les habits.
La nouvelle mariée est reçue dans la maison de son beau-père avec
solennité; mais le jeune époux ne doit pas voir sa femme pendant
trois jours ; à l'expiration de ce délai a lieu une cérémonie, celle de
l'enlèvement du voile qui recouvre le visage de la jeune femme ; il
entre ensuite dans ses droits. Ces droits rendent la position d'une
femme kirghiz fort peu enviable.
CHAPITRE III.
La position des femmes , la filiation et l'adoption , la succession et l'émancipa-
tion, les seconds mariages, le divorce.
La position des femmes. — Ayant été achetée, la femme, chez les
Kirghiz, n'est qu'un instrument de plnisir auquel on ne reconnaît ni
droit ni la dignité inhérente à tout être humain. L'adage^kirghiz af-
firme : Mari est la tête, femme le cou, et réellement, la pauvre femme
kirghiz a à supporter tout le poids et tous les caprices de cette « tête »
dont se pare son mari, sans pouvoir pourtant la tourner à sa guise.
De toutes les pratiques musulmanes, les Kirghiz, qui se disent sun-
nites , mais qui ne sont au fond que des chamanistes et des païens,
ont accepté le plus fidèlement la polygamie. Pourvu qu'on ait un
nombreux bétail (l'argent des Kirghiz) on peut avoir de nombreuses
femmes; l'usage n'y met qu'une seule condition. Quiconque a plus de
quatre femmes ne doit vivre comme mari qu'avec les quatre dernières,
par ordre de leur acquisition, les autres deviennent suphi ou absti-
nentes. La coutume demande, du reste, que le mari se montre équi-
table envers ses quatre femmes favorisées et qu'il souffre l'ordre
d'après lequel chacune d'elles viendrait lui préparer ses mets et jouir
de ses faveur». La femme kirghiz mariée évite soigneusement pendant
toute sa vie de se montrer à son beau-père et aux parents de ce der-
nier dans la lignée ascendante (1). En cas de querelles entre femmes d'un
(1) Selon le professeur Giraud-Teulon (Les ori'jines du mariage), la sévérité
de pareilles défenses ne peut s'expliquer que comme une réaction contre l'an-
cienne promiscuité, qui avait jeté de si profondes racines. La coutume est, en
effet, très générale. Chez les Baica et les Bassoutos, en Afiique, la bru est
obligée de se cacher devant son beau-père. Parmi les Arawaks de l'Amérique
du Sud , un gendre ne peut pas regarder sa belle-méro. Chez les Bazes , les
18 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
mari, il y a intervention de bii (juge), qui a le droit de partager entre
ces femmes, qui ne savent vivre en paix, la kibitka, les tapis, les us-
tensiles et même le bétail appartenant au ménage commun. Le mari
est censé avoir le droit de corriger sa femme; il peut la battre , à cet
effet, et lui faire des blessures (sans gravité) sur le corps et à la tête.
La femme innocente peut chercher un refuge contre les persécutions
de son mari chez ses propres parents, lesquels ne l'accepteraient pas
en cas de culpabilité , c'est-à-dire d'infidélité. Une femme mariée qui
a un amant est sévèrement punie; mais il lui est possible de quitter son
mari si l'amant se présente pour la racheter , c'est-à-dire pour payer
au mari son kalym. Un mari qui a estropié ou aveuglé sa femme est
passible d'une amende moins forte que s'il s'agissait d'une personne
qui lui fût étrangère. En se plaignant de la violence faite à la victime,
ses parents ont l'habitude de parler à son mari en ces termes :
Qu'est-ce que tu as fait? tu as estropié notre sœur, tu en as diminué le prix!
Le mari qui tue sa femme est passible d'une amende moins forte que
pour le meurtre d'un homme, et on ne paye pour une femme assassi-
née que la moitié du prix de sang (khun) fixé pour l'assassinat
d'homme. La femme fait le travail que lui impose son mari et elle
travaille plus que l'homme. Elle ne dispose librement d'aucun bien, à
rexccplion des objets de sa toilette. En l'absence de son mari, la
femme peut gérer son bien, mais le mari , en rentrant, a toujours le
droit d'annuler les dispositions prises par elle, parce que , suivant la
maxime, la femme n'a que la moitié de l'esprit de l'homme. Le témoignage
d'une femme devant le tribunal n'a de valeur que pour le fait qui la
concerne directement. On ne souffre aucune immixtion des femmes
dans les affaires intéressant les hommes. Dans certaines localités, on
n'a jamais recours aux témoignages des femmes dans les affaires juri-
diques qui concernent leurs maris ou leurs parents. On n'ajoute au-
cune foi au témoignage d'une femme qui est en désaccord avec son
mari. Une femme peut se servir du signe (tamga) de son mari , mais
pas de celui de son père, parce que, selon l'explication d'un juge,
la femme kirghiz , achetée pour halym , n'a plus de droits qu'une esclave ou
Ashantis et les Cafres, chez les Peaux-Houges , une belle-mère ne peut ni re-
garder son gendre, ni prononcer son nom.
LA FILIATION. 19
qu'une béte de somme. Une femme n'est jamais admise à témoigner sous
serment. Elle est pourtant responsable pour !e meurtre commis par
une autre femme de sa tribu, Il est défendu aux femmes d'immoler
les animaux.
La filiation et l'adoption. — Les Kirghiz croient d'une façon absolue
aux mauvais esprits; ils ont leurs sorciers patentés, experts à en dé-
barrasser le malheureux patient; on a souvent recours à leur art
pour aider une femme à l'accouchement. Les noms qu'on donne aux
enfants sont tout à fait arbitraires. Aux noms de filles, on attache sou-
vent la terminaison de goel (fleur) ou kyz (fille); au nom des garçons,
6ai;(mari). Voici quelques exemples des noms féminins : Uruck
(abricot) , Pisla-goel (la fleur du pistachier) , Alma-goel (la fleur du
pommier), Sary-kyz (fille jaune), Toursoun-goel (reste, fleur), Karly-
gasch (hirondelle) , Djibeck (soie). Les noms de garçons sont encore
moins constants et dépendent de circonstances fortuites; quand, dans
une famille, les garçons meurent l'un après l'autre, on donne au
nouveau-né le nom de Koutchouk-bai (jeune chien) , avec l'arrière-
pensée que peut-être il survivrait comme son homonyme. Voici en-
core quelques échantillons des noms de garçons : Tochta (arrête!),
Toursoun (qu'il reste !), Katpa (une maladie de chameau), Jaman-bai
(garçon laid), Orousbai (garçon russe, c'est-à-dire qui ressemble
à un Russe par la couleur de ses cheveux, etc.). A un garçon nou-
veau-né de ïchimkent, on a donné le nom de Djandaral (général),
parce qu'il est venu au monde juste au moment où on s'attendait
à l'arrivée d'un général russe. On circoncit les enfants mâles à
l'âge de un à douze ans. Un enfant est considéré légitime s'il est né
de la liaison d'une femme avec son amant lorsque le mari n'était pas
absent. Mais l'enfant est illégitime s'il vient au monde après une ab-
sence du mari de sa mère de plus de neuf mois et dix jours. Un tel
cas entraîne le divorce et oblige le père de l'enfant à le légitimer en
se mariant avec sa mère. Cet individu est tenu, en outre, de restituer
au mari outragé le montant du kalym payé pour la femme ou bien de
lui oflVir, pour remplacer sa femme infidèle , sa parente ou sa propre
fille à marier. Le mari qui ne désire pas divorcer est libre en ce cas
de garder sa femme et de légilimtr l'enfant; il a encore le droit de
faire expier le forfait à son rival par une amende (2-3 chameaux).
20 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
Un enfant né de l'union d'une veuve avec quelqu'un de ses beaux-
frères, du côté de son défunt mari, est considéré légitime. Du reste,
les Kirghiz ne font pas de distinctions entre les enfants légitimes et
les enfants naturels, du moment qu'ils sont adoptés par leurs parents,
(jette adoption se fait avec le consentement des partiesjntéressées.
Les enfants adoptés jouissent des mêmes privilèges que les enfants
légitimes. Il est permis de faire entre parents échange de leurs
enfants et adoption réciproque.
De la succession et de l'émancipation. — On considère les enfants
comme majeurs à l'âge de douze à quinze ans, selon leur intelligence
et aussi selon la fortune de leurs parents. La bonne chair fait grandir,
dit le proverbe. Amesure qu'un Kiigliiz arrive à l'âge niùr, il est pourvu
d'une femme et émancipé, c'est-à-dire installé dans une tente à lui
propre. C'est au père de la famille qu'incombe l'obligation d'assurer
à chacun de ses fils le moyen d'acheter une femme et de s'établir seul.
Les oncles du côté paternel viennent en aide pour former le kalym de
leurs neveux. On organise aussi des collectes entre tous les membres
d'une certaine communauté ou d'un campement dans le but d'acheter
une fiancée pour un jeune homme dont le père est pauvre, mais gé-
néralement respecté. L'émancipation des fils se fait suivant leur an-
cienneté et a près leur mariage. D'ordinaire, ce n'est guère avant quinze
ans; mais c'est plutôt pour les riches quepour les pauvres. Ces derniers
ne parviennent quelquefois à s'établir qu'à trente ans. On ne connaît pas
la pratique des successions par testament. Toute fortune étant mobilière,
on la partage par donations entre-vifs, avec formation d'une part plus ou
moins considérable pour les parents donateurs, en vue de leur entre-
tien. Après leur mort, cette portion revient au fils cadet. Les cadets
seuls héritent, à proprement parler ; les aînés doivent se contenter
des donations entre-vifs qui leur ont été faites. Ces donations présen-
tent souvent des difficultés, on a recours aux experts. Le maximum
de la donation est déterminé par le père, auquel on demande d'être
équitable pour tous ses enfants et de leur faire la part égale. Le mini-
mum ou la légitime de la succession est déterminé par les akh-sakals
(anciens). Avant tout, il faut assurer les kalyms de tous les enfants
mâles. Evidemment, cette charge absorbe la plus grosse partie de
la succession. On évalue d'ordinaire le total sur ce point au tiers de la
LA SUCCESSION. 21
fortune paternelle disponible. La paît nécessaire pour l'entretien des
parents ayant été mise de côté ainsi que leur tente et tout ce qu'elle
contient, on divise la fortune en autant de lots qu'il y a de fils à do-
ter, moins un : le cadet. Celui-ci reste dans la maison paternelle, et,
à la mort de son père, succède, s'il est majeur, au reste de sa fortune.
Il prend la tente et les meubles qui s'y trouvent. Les filles ne succè-
dent pas, mais elles sont considérées elles-mêmes, dans le partage de
la fortune paternelle, comme, un bien équivalent à tant de bêtes
grosses ou petites que doit rapporter le kalym payé par celui qui en
voudrait comme femmes. Dans des familles pauvres, deux frères
n'ayant qu'une sœur recevront en partage les biens paternels ; l'un
aura une partie de succession que peut lui donner son père, et l'autre
sa sœur, comme un gage des biens qu'apportera plus tard son futur.
Si, dans les mêmes conditions, les deux frères n'ont pas de fortune à
recevoir, ils garderont leurs sœurs et partageront ensuite le kalym.
Lors de la liquidation finale des biens du père de famille, dans la-
quelle les fils émancipés n'auront rien à prétendre, paraît-il, les us-
tensiles et les meubles de la tente paternelle sont déférés en succes-
sion au fils cadet, afin de ne pas déparer la tente où il reste.
Les femmes laissées par le défunt sans progéniture sont partagées :
celles qui sont jeunes échoient aux frères du décédé ; celles qui sont
vieilles restent à la charge de ceux de leurs beaux-fils qui ont perdu
leurs mères. Par respect pour le défunt parent, des enfants bien pen-
sants acceptent leurs belles-mères, lors même que plusieurs en tom-
beraient à la charge de chacun d'eux.
Une jeune veuve avec les enfants mineurs devient la femme de son
beau-frère qui, en se mariant, se charge de l'entretien des enfants, et
se constitue, s'il n'y a pas d'autres héritiers directs, l'héritier du dé-
funt. Un héritier mineur resté, après la mort de ses parents, seul dans
une tente, passe avec son bien chez le parent le plus proche, qui rem-
place ainsi le défunt. Si d'autres parents de l'orphelin estiment que
leur intérêt est en jeu, ils peuvent se présenter également et chercher
ii bénéficier de son bien, en disant au parent favorisé : Si tu manges,
ne pouvons-nous manger aussi ?
Un fils issu de la liaison d'une veuve avec son amant est exclu de
l'héritage de son père, mais un enfant d'une fille non mariée peut hé-
22 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
riter de son père. Il y a donc moyen de faire constater la paternité
illégitime.
Des seconds mariages. — Une veuve ne peut se remarier avant l'ex-
piration de son deuil, c'est-à-dire avant un laps de temps 4e quarante
à cent trente jours. Un homme resté veuf n'est pas tenu à attendre
pour se remarier, et il ne porte pas le deuil à la suite du décès de ses
femmes. Après le terme fixé pour le deuil, une veuve peut se rema-
rier avec le frère ou un autre proche parent de son défunt mari,
excepté son père, mais ce mariage est facultatif. La veuve, avec les
enfants mineurs, est placée sous la tutelle d'un de ses proches pa-
rents mâles. Une veuve qui n'a pas d'enfants et qui désire rester li-
bre, est entretenue sur les fonds de la succession laissée par son
mari. Un homme n'a pas à 'payer de kalym en prenant comme sa
femme la veuve de son frère. La noce, en ce cas, se fait d'une manière
particulièrement modeste et on n'égorge qu'un seul mouton. Entre
les frères du défunt, c'est l'aîné qui a la priorité pour se marier avec
sa belle-sœur i estée veuve ; mais il ne lui est pas défendu de céder
son droit à son frère cadet et même à son fils. Il y a naturellement de
jeunes veuves qui sont très courues, il y a tel poulain de quatre ans qui
vaut bien un cheval, dit le proverbe, comme il y a telle veuve qu'on n'échan-
gerait pas pour une jeune fille. Si une veuve se marie avec le consente-
ment de ses parents à un étranger, c'est-à-dire une personne qui
n'a pas de liens de parenté avec son défunt mari, celui-ci doit payer
à la famille de la veuve \e kalym, ou bien lui offrir une fille en échange.
Un mariage contracté par une veuve avec un étranger sans consente-
ment de ses parents ne peut être rompu, mais il n'est valable que
quand le kalym est payé intégralement.
Des divorces. — Le mari peut divorcer facilement d'avec sa femme ;
la femme a aussi le droit, dans certains cas, de réclamer le divorce.
En renvoyant chez ses parents la femme qui n'a pas commis une faute,
le mari est tenu de lui restituer une partie des biens qu'elle a appor-
tés en mariage. Quelquefois, lors de son mariage, on détermine le bien,
lequel doit revenir à la femme en cas de divorce (akymar). L'absence
sans nouvelles du mari pendant sept ans, sans qu'il ait assuré à sa
femme la subsistance, justifie la demande en nullité, en dissolution
du mariage. Dans ce cas, la femme divorcée revient de droit à son
LE DIVORCE. 23
beau-frère aîné (1). L'impuissance du mari et la stérilité de la femme
sont des causes suffisantes de divorce, même après plusieurs années
de cohabitation. Le mari qui conteste son impuissance est soumis à
une épreuve devant des témoins. La femme divorcée à raison de l'im-
puissance de son mari doit choisir son second mari dans la famille à
laquelle appartenait son premier époux, afin de ne pas la discréditer
au regard d'autrui. Le nouveau mari paye un kalym dit de parenté,
inférieur à la valeur normale et dont le montant est fixé en raison
indirecte du degré de parenté. Les enfants des personnes divorcées
restent chez leur père, mais le fils majeur a le droit d'opter entre ses
parents; aussi arrive-t-il souvent que la fille aîqée suit le sort de sa
mère. Chez les Karakirghiz, une veuve qui épouse le proche parent
de son premier mari conserve ses enfants mineurs et le bien qu'elle a
apporté en mariage ; dans le cas contraire, c'est-à-dire si elle s''unit à
un étranger de son premier mari, elle n'a droit ni à ses enfants, ni à
son bien. Son nouveau mari paye le kalym, en ce cas, au profit des
frères et des enfants du premier mari divorcé ou décédé.
Pour terminer avec ce sujet, il reste à citer une maxime qui peint
les Kirghiz : Un sarte enrichi fait construire une maison; un Kirghiz enrichi
s'achète des femmes.
(1) On a affirmé cependant qu'en s'absentant pour quelque temps, le mari a
le droit de céder sa femme en jouissance à son ami.
CHAPITRE IV.
La propriété et l'usufruit. Les pérégrinations. De l'usage de l'eau. Le com-
merce; le prêt. Le transport des marchandises. Le patron et l'ouvrier.
La propriété et l'usufruit. — Les Kirghiz ne reconnaissent pas le droit
de propriété individuelle sur le sol, mais ils en concèdent l'usufruit
à perpétuité ou à temps à tout individu qui a fait des frais ou em-
ployé du travail pour le faire valoir. Dans l'esprit des Kirghiz, la
terre, comme l'eau et l'herbe, ne peuvent manquer à personne, pourvu
qu'il y ait un bon czar, c'est-à-dire un bon gouvernement. Pourtant,
sous l'influence de la loi russe, les Kirghiz commencent à garder dans
la même famille et à transmettre en succession les lopins du terrain
qu'ils ont cultivés. Mais il n'y en a pas beaucoup. D'après la loi russe
(12 juin 1886), les terres occupées par les Kirghiz nomades sont con-
sidérées comme appartenant à l'Etat, mais abandonnées à perpétuité
à l'usage des communes nomades. Ces terres se divisent en estivales,
hivernales et terrains arables ou cultivés. Toutes ces terres sont
inscrites aux noms des communes nomades, qui se les partagent entre
leurs membres selon l'usage établi et le droit du pren)ier occupant.
Conmie règle générale, ces terres sont partagées entre les divers
groupes nomades selon le nombre de leurs bestiaux, mais il survient
souvent des querelles dans les délimitations des domaines de chacun
de ces groupes; pour les prévenir et les régler, des commissions spé-
ciales, composées des délégués du peuple et des représentants du pou-
voir, sont organisées par le gouvernement russe. Les Kirghiz ne tien-
nent pas l'agriculture en honneur. Le proverbe dit : « ce sont les
pires Kirghiz qui deviennent Sarles, comme ce sont les pires Sartes
qui deviennent Kirghiz. » Or devenir Sarte, dans ce sens, c'est
LA PROPRIÉTÉ ET l'uSUFRUIT. 25
commencer à labourer la terre. L'usage d'un terrain arable, par con-
séquent arrosé. — car dans ce pays il faut faire venir l'eau pour pou-
voir travailler la terre , — est censé appartenir à celui qui a fait
creuser le canal d'irrigation, ou bien à ses successeurs. De même,
une construction permanente ou bien la création d'un jardin entraîne,
pour le créateur de l'œuvre et ses successeurs légitimes , le droit de
la jouissance à perpétuité du terrain engagé. C'est le fait d'avoir fait
une dépense ou effectué un travail pour mettre un terrain en valeur,
qui constitue ici le titre à sa possession. Le terrain arrosé par les
efforts de plusieurs familles, qui se sont entendues sur le moyeu de
construire un canal, est partagé entre ces familles en raison de la par-
ticipation de chacune d'elles à l'oeuvre commune.
L'étendue des terres arables est en raison inverse de l'importance
des troupeaux. Chez les Karakirghiz, les terrains cultivés sont aban-
donnés à la levée du campement, et ils restent à l'usage du premier
occupant. Quelques terres sont restées communales et sont l'objet de
partages successifs , de jouissances entre les membres de la commu-
nauté.
Les Kirghiz se sont de tous temps transportés d'un endroit à l'au-
tre dans la nécessité de procurer la nourriture à leurs nombreux
bestiaux. Dans cette vie nomade, les groupes de la même tribu se
tiennent ensemble , et n'admettent dans leur milieu que des parents
du côté féminin et des gens pauvres qui s'engagent comme ouvriers.
Chaque tribu ou groupe a, dans ses pérégrinations, à suivre son iti-
néraire qui est tracé une fois pour toutes. Il faut distinguer les pâtu-
rages d'été (djailait), ceux d'automne {kusdjiaii), et ceux d'hiver
(kishlag). Les empl.-»ceu)ents occupés d'ordinaire en ces diverses sai-
sons par une certaine famille ou un groupe de familles sont considérés
comme restant acquis. On se tient largement séparé en été, et plus
serré en hiver; on évite, pour l'emplacement du camp , le voisinage
des routes, — celles-ci amenant les voyageurs qu'il faudrait héber-
ger. — et l'on cherche à s'installer de manière à éviter surtout le mé-
lange entre les troupeaux des diverses familles. L'enlèvement du camp
d'hiver, — dans lequel les bestiaux manquent souvent de nourriture
et périssent en grand nombre, — est accompagné de réjouissances, de
feux de joie et de sacrifices aux dieux. Dans les haltes, on se tient par
26 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
groupes plus ou moins nombreux, mais le propriétaire de chaque
tente reste libre de continuer la marche ou de s'arrêter à son gré.
Avant d'abandonner une place où l'on s'est arrêté pour faire paître les
animaux, et où l'herbe commencée manquer, on envoie les éclaireurs
pour en chercher une autre. Les éclaireurs marquent les endroits
qu'ils viennent de choisir par quelques indices sur le sol : tas de pier-
res, pieux, etc. Entre les éclaireurs appartenant aux divers groupes
et visant le même pâturage, le plus âgé, ou bien celui dont la position
sociale est la plus élevée aura la préférence; donc il y a tout intérêt
à charger de ces missions les hommes les plus respectables. Une
tribu arrivée avec son bétail dans un lieu occupé par une autre tribu
est sujette à payer, en faveur de cette dernière, une indemnité (le
kurahashi) d'un mouton pour chaque troupeau àe six cents moutons.
Un groupe de nomades qui viendrait faire paître son bétail dans le
voisinage d'un autre ne pourrait pas se plaindre du dommage qu'il
subirait par ce voisinage, tandis que la communauté antérieurement
établie a le droit de réclamer pour les dommages qui lui seraient oc-
casionnés par les nouveaux venus. Les distances que parcourent les
Kirghiz avec leurs troupeaux sont fort considérables; ainsi les Kirghiz
de la province de Syr-Daria s'en vont, pour faire paître leurs bestiaux
en été, dans la province de Semiretchinsk , sur les monts d'Alexan-
drowsk et Alataû, en faisant ainsi deux cents à deux cent cinquante
lieues.
De l'usage de l'eau. — Tout courant naturel d'eau ainsi que tout
puits est considéré comme une propriété dont chacun peut jouir. Cette
règle générale souffre pourtant des exceptions. Pour retirer de l'eau
d'une rivière et la faire servir à l'irrigation au moyen d'un canal, il est
nécessaire d'obtenir une concession de la part du gouvernement, mais
les Kirghiz, peu portés à l'agriculture, ne font guère usage de ces con-
cessions. Les divers campements ou d'autres groupes d'hommes par-
viennent cependant quelquefois à s'entendre touchant la construction
d'un canal en commun. Les associations formées dans ce but s'appel-
lent koumidak. La construction du canal achevée, chaque tente ou
famille faisant partie de l'association obtient du terrain arrosé au pro-
rata du nombre" des ouvriers qu'elle a fournis pour le travail. Un
membre de l'association a le droit de louer ou de vendre la partie du
LE COMMERCE. 27
terrain qui lui revient pour un prix proportionné à la valeur de ce
qu'il cède. L'acquéreur est inscrit dans la communauté qui est rede-
vable de l'impôt pour le terrain soumis à la culture. Cet impôt con-
siste en une dîme en nature (kheradje) sur les champs de blé et le
double sur les jardins (1).
Quiconque a creusé un canal et arrosé une certaine partie de ter-
rain, a le droit d'en jouir à titre d'usufruitier. Il ne peut pourtant pas
le laisser en abandon plus de trois ans, parce que, dans ce cas, le ter-
rain en question revient de droit à la communaulé. Une tribu qui a
creusé un canal ou un puits, ayant fait précéder ces travaux par les
sacrifices d'animaux et d'autres solennités d'usage, peut en réclamer
la propriété jusqu'à la septième génération ascendante , même après
un abandon temporaire. « Le travail de nos grands-pères fut dépensé
ici , « dit-elle, dans ce cas , à ceux qui sont venus s'établir sur le lit
d'un ancien canal, et cet argument est considéré comme irréfutable ,
surtout quand il est appuyé par le serment. De cette manière , il est
toujours chanceux, [lour amener de l'eui, de se servir du lit des ca-
naux abandonnés, les descendants des premiers constructeurs ayant
le droit d'y élever leurs prétentions et de déloger les nouveaux venus.
Ces derniers, du reste, peuvent être reconnus co-propriétaires de l'an-
cien canal , vu la dépense effectuée par eux , et , en tout cas, ils ont
droit à des dédommagements pour les plantations et les constructions
qu'ils ont élevées. Dnns les différends concernant l'usage de l'eau ,
c'est d'ordinaire l'ancienneté de l'occupation, confirmée par le ser-
ment, et bien plus rarement un document de concession qui sert de
guide aux juges appelés à se prononcer.
Le commerce. — 11 se fait, entre les Kirghiz et d'autres populations
voisines, principalement les Sartes, un commerce d'échange, sans
aucune restriction, ni quant aux époques, ni quant aux lieux : pour
leur laine, les peaux, le beurre, les cornes et autres produits de l'éle-
vage du bétail, les Kirghiz reçoivent en échange le pain, la bière, des
fruits secs, des médicaments et divers objets manufacturés. Les
nomades font aussi entre eux un commerce actif de bétail dont le
(1) C'est comme dans la république romaine, où on prélevait également une
dîme sur les champs et le double sur les vergers et les vignobles.
28 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
nombre, dans la province du Syr-Daria seule, fut évalué, par la
statistique oflicielle, à 770,000 têtes de gros bétail, et 2,270,000
de menu bétail. La valeur de ce commerce intérieur de bétail est
estimée, dans ladite province, à 4,500,000 roubles. Les Kirghiz ne
font pas eux-mêmes le commerce avec les pays étrangers, mais par
l'intermédiaire des marchands sartes, bokhares et russes; ils se font
venir de l'étranger le thé vert , des fruits secs et dififérentes étoffes.
Entre eux, les nomades font d'ordinaire le commerce à crédit en se
fiant à la parole donnée. Ils ne connaissent pas les arrhes. Quand le
vendeur n'a pas de confiance en l'acheteur on appelle des garants.
Pour chaque genre de commerce, il se trouve sur le marché un cour-
tier (deldel) qui cherche à amener un accord entre le vendeur et l'ache-
teur, et s'efforce pour cela de mettre les mains du premier dans celles
du second, et il le fait souvent d'une manière assez brutale. La vente
est consommée ensuite par un échange de paroles sacramentelles. Le
vendeur s'écrie : Sers-t'en pour ton bonheur! à quoi l'acheteur répond :
Que l'unité par milliers se multiplie dans tes mains. 11 est permis de résilier
le marché avant le payement. L'acheteur peut renvoyer chez son
marchand, dans le délai d'une semaine, une bête qui a manifesté des
défauts dont on n'a pas fait mention lors du marché, mais qui étaient
connus d'autres personnes. Pour que cela n'arrive pas, le courtier,
qui y perdrait son profit, a l'habitude de dire à l'acheteur : Regarde
bien toi-même si la bête est saine; quand tu l'auras achetée elle sera la
tienne, dût-elle crever le jour même. Quelquefois on s'entend sur le temps
(de 3 à 4 jours) pendant lequel l'acheteur aurait le droit de résilier
le marché. Les animaux ont leur prix selon l'usage, d'après leur âge
et leur sexe. Voici quelques-unes de ces estimations qui varient dans
les différents districts. Un chameau de 4 à 5 îms est estimé de 30 à
40 roubles. Depuis l'âge de 13 ans son prix baisse. Un cheval de
5 ans coûte de <5 à 20 roubles. Selon leur âge, les chevaux, comme
les autres animaux, portent des noms différents : ainsi un cheval de
quatre ans s'appelle dunan, de cinq ans bisti. de six ans ekeassiy, etc.
Un chameau d'un an s'appelle bota, de deux ans tailak ; puis les noms
deviennent différents selon le sexe de l'animal. Le prix des che-
vaux tombe depuis 10 à il ans. Une vache de cinq ans est estimée à
1 5 et 20 roubles ; son prix tombe depuis l'âge de 8 à 9 ans. Un mouton,
LE TRANSPORT DES MARCHANDISES. 29
à l'âge de 4 ans, coûte depuis 3 roubles V2 j'i^qu'à 4 roubles V, ;
depuis 5 ans son prix diminue. Une chèvre, à 4 ans, est évaluée à
2 roubles Vi et 3 roubles. Un âne de 3 ans, 5 roubles ; de 4 ans depuis
6 à 7 roubles; depuis l'âge de iO ans, son prix diminue. Ces prix
d'usnge sont ainsi indiqués en nombre de moutons. Ils varient au
marché, mais ils sont exactement déterminés pour l'usage des juges,
l'interprétation des contrats et l'évaluation des compositions. Pour
faire le commerce, les Kirghiz ont aussi besoin d'argent, bien que ce
soit encore le mouton qui leur serve de base. Ils ont aussi leurs prê-
teurs d'argent.
Le prêt. — Le prêt se fait en argent et en bestiaux. Le taux de l'in-
térêt varie depuis 20 jusqu'à 240 *>/o. Les bestiaux sont prêtés avec
croît. Il se trouve pourtant des personnes généreuses qui prêtent sans
intérêts. En contractant un emprunt on cherchée avoir des témoins,
niais dernièrement commença à se propager parmi les Kirghiz l'usage
de prêter sous signature, parce que, grâce à l'école musulmane, il y a
maintenant beaucoup d'entre eux qui savent signer leur nom. Le dé-
biteur qui renie sa dette est tenu au serment par le juge ou le créan-
cier. Les Kirghiz ne connaissent pas le gage des objets, mais il arrive
qu'on donne, comme une sorte d'hypothèque d'une somme empruntée,
les emplacements de l'hiver (les hivernages).
Le transport des marchandises, — Le transport à dos de chameaux
a son organisation spéciale. Toute caravane se trouve sous la direc-
tion d'un chef (carauan-ôasc/îî) auquel les conducteurs doivent l'obéis-
sance; il précède toujours la caravane. Il y a deux espèces de caravan-
baschi : les uns, qui sont des gens connus et influents qui habitent
les villes, avancent de l'argent aux conducteurs quand ces derniers
n'ont pas de travail, et répondent devant l'expéditeur de l'intégrité
des charges; les autres, moins influents, qui sont chargés par les
premiers de se mettre à la tête de caravanes. Le caravan-baschi a
le droit d'infliger aux conducteurs des amendes et même des peines
corporelles. Chaque chameau a sa charge connue qu'il peut porter :
depuis 200 jusqu'à 320 kilos ; les conducteurs doivent s'y conformer,
et si le chameau succombe par suite de surcharge, le conducteur est
passible d'une amende qui est calculée de la manière suivante. Le prix
du chameau est divisé en autant de parts qu'il y avait de ponds
30 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
(1,545 kilos) de charge totale, et le conducteur paye autant de ces
parts qu'il y avait de pouds en surcharge.
Le patron et Vouvrier. — Les femmes kirghiz chantent la paresse de
leurs hommes, et, certes, ce n'est pas chez les Kirghiz qu'il faudrait
chercher de grands exemples d'industrie; pourtant ils ont besoin d'ou-
vriers, soit pour surveiller et faire paître les bestiaux, soit pour les
travaux domestiques et même la culture de la terre. L'engagement
d'ouvriers se fait d'ordinaire pour un an. Les ouvriers engagés pour
les travaux des champs reçoivent comme salaire depuis un quart
jusqu'à la moitié de la récolte, ils mangent à la table de leur patron,
lequel doit en surplus leur fournir les semences, les bêtes de travail
et les outils. !l s'établit entre le patron et son ouvrier des relations
patriarcales. Le maître appelle son domestique « mon fils » et aussi
« mon œil. > 11 a le droit de le tancer, et même de lui donner pour sa
correction jusqu'à trois coups de fouet. Le domestique, de son côté,
est censé veiller sur les intérêts de son maître de quelque nature
qu'ils soient. Les Kirghiz considèrent encore en partie que la laine, le
lait et le travail des animaux sont leurs dons gratuits à l'égard de
tout homme ; en conséquence un pâtre qui a tondu les moutons de
son patron à son propre profit ne reçoit que la réprimande. Au reste
on renvoie les serviteurs infidèles et négligents sans leur faire payer
les dommages causés par eux.
r
CHAPITRE V.
L'hospitalité. La fraternisation. La communauté des biens. Les cadeaux. Le
sujun'chi. Cliaritc publique, h'amanate. Les funérailles, les lamentations et
les offices de morts.
L'hospitalité. — Les Kirghiz pratiquent largement l'hospitalité, qui
leur est imposée par la tradition et la nécessité. L'hôte est appelé
chudaikunak , ce qui veut dire « ami de Dieu. » Il est d'usage de
donner gratuitement logis et nourriture à tout voyageur et à son
cheval arrivés dans le camp. Pour éviter les abus, les Kirghiz ont du
reste soin de dresser leurs lentes à l'écart des grandes routes et aussi
loin d'elles que possible. Cet usage est fondé sur la communauté d'une
partie des biens, qui est censée exister entre les Kirghiz selon une
ancienne légende; il s'est aussi maintenu grâce à la crainte qu'a tout
propriétaire d'une tente d'avoir à payer le prix du sang (khun) pour
tout voyageur qui serait mort près d'elle de faim ou de fatigue. Voici
ce que dit la légende :
« Au déclin de sa vie, le vieil Alash , se réservant une partie
de son bétail, divisa tout le reste entre ses trois fils, considérés
comme fondateurs des trois nations ou hordes qui divisent les Kirghiz.
Chacune de ces trois parties de l'héritage fut désignée par le vieux
patriarche comme intch, c'est-à-dire comme une part indivisible et
inaliénable de chacune des familles de ses trois fils. Mais, ajouta-t-il,
en s'adressant à sa progéniture, dans les conditions de votre vie nomade,
dans votre état d'éleveurs de bétail, éloignés comme vous êtes de toute cité,
ayant un commerce et un marché où tout voyageur est à même de trouver pour
son argent le logis et la table, il vous sera difficile, surtout quand votre nom-
bre augmentera, de venir l'un chez l'autre en apportant vos propres provisions.
Comment, en effet, voyageant à cheval, comme vous en avez l'habitude,
pourriez-vous porter avec vous un mouton pour un voyage d'un jour, ou même
32 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
une pièce de gros bétail pour une longue route ? Voilà pourquoi je veux con-
clure avec vous l'alliance suivante : Je vous laisse encore la part qui me reste
de mes biens, mais considérez-la, non plus comme un bien appartenant en
propre à quelqu'un de vous, mais comme votre bien commun, inaliénable et
indivisible. Ne prélevez jamais rien dans vos visites l'un chez l'autre pour les
besoins dé l'estomac , soyez toujours , les uns envers les autres , comme des
hôtes invités, et jouissez aussi, l'un à l'égard de l'autre, du droit du kunahuss
(asile et table gratuits).
Ainsi soit-il, nous garderons ton alliance, répondirent avec déférence les
enfants du noble patriarche. »
En apprenant l'arrivée d'un hôte dans une tente , les propriétaires
des tentes voisines apportent leur contribution à son entretien. En
fait de nourriture, les Kirghiz estiment le plus le pain et le raisin,
car, disent-ils, le Dieu a reconnu : que s'il avait besoin de nourriture, il
aurait mangé du pain avec du raisin. Après cela viennent dans leur esti-
mation d'autres fruits dont l'origine est le paradis. La meilleure chair est
celle du mouton et de la chèvre, puis vient la chair du chameau, celle
de la vache, et enfin celle de cheval. Tous ces animaux, sauf le cheval,
ont été créés, selon les Kirghiz, des restes de l'argile employé pour
créer Adam. Quant au cheval, il estcrééde l'air. La boisson favoritedes
Kirghiz est le housa préparé de riz ou de millet. Les Karakirghiz lais-
sent leur hôte seul avec les mets qu'on vient de lui servir, et il dépend
de ce dernier d'inviter le maître du logis à partager avec lui le repas,
ou bien d'en abandonner les restes. Le Kirghiz se montre reconnaissant
envers l'homme chez qui il a mangé. A celui qui t'a nourri pendant un
jour, dit la sagesse populaire, tu dois faire le salamalec pendant quarante
jours. Mais ceux qui sont tenus à pratiquer l'hospitalité chez les Kir-
ghiz ne paraissent pas outre mesure enchantés des occasions de rece-
voir souvent les voyageurs sous leurs tentes. Avant d'entrer, c'est l'hôte
qui se gène; après être entré, c'est le tour de l'amphytrion de se gêner,
disent-ils. Un autre proverbe kirghiz : Une visite, le bonheur; deux, la
misère, prouve, en tous cas, que les charges de l'hospitalité leur sem-
blent lourdes. Si un voyageur s'arrête avant le coucher du soleil près
d'une tente, le maître de cette dernière va chercher un mouton pour
en régaler l'étranger, ou bien il se contente de lui adresser quelques
paroles aimables. Si l'étranger qui a faim ne se montre pas rassasié
par de belles paroles, et s'il égorge lui-même un mouton qui ne luiap-
FRATERNISATION. 33
partient pas, alors, en cas de contestation entre lui et le propriétaire
de la bête, la coutume veut que l'étranger soit absous. C'est la crainte
d'avoir à payer le prix du sang {khun) pour un homme décédé dans
le camp qui dicte cette indulgence. Le propriétaire d'une tente répond
pour la sécurité de son hôte et de son bien, s'il ne se trouve pas avec
lui en hostilité. La présence d'un ennemi sous la tente de son adver-
saire est considérée même comme un signe de soumission. On cherche
alors è amener la paix entre les deux rivaux. Il est d'usage de s'abs-
\temr de toute parole qui pourrait blesser ou méc^ntenlier l'hôte 'de
quelqu'un : Ne fais pas valoir tes griefs à l'égard de ton hôte, dit le pro-
verbe, si même ils étaient gros comme la tente. Les Kirghiz admettent,
paratt-il , le droit de refuge en cas de poursuite pour meurtre; mais
le propriétaire d'une tente ne se gênerait pas de livrer à la justice
l'homme poursuivi par ses ennemis et qui chercherait à se cacher
chee lui , s'il n'est pas son proche parent. Un voleur ou un prévenu
de vol m'est pas traité comme réfugié, et il est livré à celui qui le
demande. On ne permet pas d'entrer dans une tente à deux ennemis
qui se poursuivent; on les chasse tous les deux, afin qu'ils vident
teur querelle dans la steppe, loin du campement.
La fraternisation (Tamyrmyk-Verhrûderung). — L'hospitalité chez
les Kirghiz est soutenue par une autre institution nationale qui est la
fraternisation. Poussé par l'intérêt comme par le sentiment, on se
promet plus ou moins solennellement de devenir amis, soit pour
quelque temps, soit pour toujours et même au delà du tombeau. La
fraternisation entraîne en premier lieu l'échange de cadeaux qui doi-
vent être des deux côtés d'une valeur égale, et puis on s'oblige à
l'hospitalité réciproque. iLes amis {tamyr) viennent eu visite les tms
chez les autres et choisissent eux-mêmes les objets qui leur plaisent
le mieux et qu'ils voudraient recevoir en cadeaux. Il n'est pas bien-
séant de porter plainte contre son tamyr ; il arrive pourtant quel-
que^fois que les juges sont appelés à régler les comptes entre les soi-
disant frères, d'évaluer exactement ce que chacun d'eux a reçu en
cadeaux, et d'obliger celui qui a fait le moindre sacrifice de donner
autant qu'il est nécessaire pour maintenir l'équilibre. Dans les cas
compliqués, le juge cherche à amener la réconciliation entre les plai-
deurs, et en s'adressant au plaignant : «atisf.iis le désir de ton i&myr,
3
34 LE DROIT COUTDMIER DES KIRGHIZ.
lui dira-t-il; quand tu viendras en visite chez lui, lui aussi satisfera ton
désir. On distingue plusieurs degrés de fraternisation plus ou moins
intime et durable. La fraternisation ordinaire entraîne l'échange de
bons procédés entre les nouveaux frères, mais ce n'est qu'avec con-
sentement du propiiétaire qu'ils prennent l'un chez l'autre les bêtes
et les objets dont ils pourraient avoir besoin. La fraternisation à per-
pétuité, au contraire, établit comme une espèce de communauté de
biens entre les tamyrs. La cérémonie de fraternisation se fait avec
solennité, on s'échange des promesses sur le Coran, on s'embrasse par
dessus la lame d'un sabre, ou avec la poitrine mise à nu. La fraterni-
sation peut avoir lieu entre les jeunes filles, et, ce qui paraîtrait
étrange, entre les personnes d'un sexe différent. C'est une espèce
d'amitié qui permetà un jeune homme et à une jeune fille de se trouver
sur un pied de grande intimité sans être pour cela des amants (1).
La communauté de biens. — Nous venons de voir qu'entre les tamyrs
il s'établit une communauté de biens; mais elle existe également dans
les cercles de famille. Cette communauté de biens , chez les Kirghiz,
est évidemment la conséquence du rôle qu'y joue la tribu. Il y a des
biens qui sont censés être la propriété de la tribu entière, comme une
femme à marier, le terrain où Ion fait paître les troupeaux, l'eau dont
on se sert pour abreuver le bétail , etc. ; mais il y a aussi des biens
qui n'appartiennent qu'à un cercle plus ou moins large d'une famille.
Plus est étroit le cercle de la parenté , plus est grande la liberté avec
laquelle ses membres jouissent des biens qui appartiennent à chacun
d'eux. Les enfants, par exemple, peuvent prendre chez leurs parents
tout ce dont ils croient avoir besoin sans encourir la responsabilité
judiciaire. Ou se dépouille presque au même degré entre oncles et
neveux, entre cousins germains et même entre alliés ou ceux qui
sont en train de le devenir.
Les cadeaux. — L'usage d'offrir des présents est plus largement
répandu chez les Kirghiz que chez les peuples européens; cela tient
(1) C'est en Bactriane, Turkcstane russe actuelle, que prit naissance la reli-
gion mazdcenne des Zaratouciitra (Zoroastres) qui, la première et bien des siè-
cles avant les Stoïciens , avant le christianisme et les mystiques de l'empire
romain, proclama l'égalité des hommes sur cette terre et leur fraternité par le
travail, pour le bien du monde et de rhumanité.
CADEAUX. 35
probablement à ce qu'ils ont un sens plus fort de la solidar-té qui lie
les individus en familles, et les familles en tribu. Nous avons parlé
des cadeaux qui s'échangent entre les personnes qui se déclarent être
des tamyrs ou qui sont en train de s'allier; nous allons maintenant
relever d'autres cas où l'on est obligé d'offrir un cadeau, ou bien où
l'on a le droit de le réclamer.
Tout juge qui vient de juger un cas à la satisfaction des parties
intéressées a droit à de la reconnaissance de leur part, qui s'exprime
sous forme de présent (hiylique).
Tout homme qui vient de conclure une affaire avec succès, soit
vente, soit achat, soit procès, est tenu d'apporter à ses proches et
amis de petits présents (salai).
Celui qui vient d'acheter un habit neuf doit distribuer de petits
cadeaux à ceux qui arrivent le féliciter.
Un homme qui reçoit la nouvelle que la femme de son ami vient
d'accoucher, doit envoyer par un tiers un quartier de mouton avec une
pièce d'étoffe. Le messager a droit à un cadeau de la part du mari de
l'accouchée. On donne des présent^ aux visiteurs chez les proprié-
taires d'une nouvelle tente.
Un jeune homme pour qui son père vient de trouver une fiancée,
attend des cadeaux de ses amis, qui les lui offrent à condition de réci-
procité en cas semblable. Un jeune homme qui croit n'avoir pas reçu
sa bonne part dans la fortune de son père, peut aussi réclamer des
cadeaux de la part des hommes de sa tribu.
Celui qui rencontre les hommes revenant de l'expédition et chargés
de butin a droit à un petit don (saonga) provenant du butin.
Chez les personnes riches et influentes , il est d'usage de faire , à
leurs subordonnés, des cadeaux en habits, en guise de récompenses
pour les services rendus , et il est convenable que ceux qui ont été
favorisés de la sorte se revêtent de ces habits les jours de fête.
Dans tous ces cas et dans bien d'autres, les cadeaux portent leur
nom spécial.
On ne restitue pas des cadeaux reçus, sauf le cas où un ami en
ayant obtenu, ne peut pas offrir des présents équivalents.
Le sujuntchi (récompense pour une bonne nouvelle et pour une trou-
vaille). — Les Kirghiz n'ont pas de journaux, et leurs moyens de con-
i
36 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGrHIZ.
naître ce qui se passe sur les immenses étendues des steppes au pais-
sent leurs nombreux troupeaux sont bien faibles , aussi ne sera-t-on
pas surpris d'apprendre qu'ils estiment tout porteur d'une nouvelle
q,ui peut donner de la joie ou bien mettre sur les traces des voleurs,
comme digne d'une récompense sous la forme d'un présent spécial
qui porte le nom de sujuntchi. On a droit au mjuntchi, et on peut le
péclamer devant les tribunaux pour toute indication précise mettant
sur les traces du voleur et de& objets volés, et pour la restitution
d'une bête ou d'un objet perdu ou égaré; on a également droit au
iujuntchi, sans pou voir pourtant le réclamer, pour toute nouvelle de
première main sensée faire du plaisu" à celui à qui elle est rapportée.
*Le montant du sujuntchi n'est pas rigoureusement fixé , il est en rap-
port avec le service rendu et avec la peine et avec le danger qu'a dû
courir le porteur; en plusieurs cas, il est débattu et fixé de gré à
gFé entre le propriétaiie lésé et. celui qui se ebarge de découvrir et
d'amener les voleurs. Ce prix est assez élevé dans \e cas où il s'agit
de saisir le voleur; on payera, par exemple, jusqu'à 2') roubles pour
la restitution d'un cheval enlevé et la saisie du volenr. Si le por-
teur ne parle que par ouï-dire du lieu où se trouve l'objet cherché, il
ne peut prétendre qu'au kulak-sujuntchi, qui est de deux roubles pour
un chameau, d'un rouble pour une tête de gros bétail et de quelques
k-opeks pour une tête de menu bétail.
Le sujuntchi, pour la restitution d'un objet perdu, est nçiieux déter-
miné, il est de 10 à 20 % du prix de la trouvaille. Celui qui restitue
une brebis égarée sans en avoir altéré la marque a droit à sa pos-
térité. Du reste, le kirghiz ne se fait pas scrupule de s'approprier un
objet trouvé. Selon l'usage , un objet trouvé sans témoins appartient
à l'inventeur, et s'il y avait des témoins, la trouvaille est gardée deux
mois, jusqu'à l'arrivée du propriétaire, auquel on la restitue contre
sujuntchi. Quiconque croit pouvoir réclamer une pièce de gros bétail
égarée doit se présenter avec sept témoins à l'appui, dont deux soient
prêts à jurer en sa faveur. Un habit trouvé par quelqu'un en com-
pagnie d'autres personnes revient au doyen d'âge de la compagnie,
et s'il n'y a pas une grande différence d'âge entre les compagnons, la
préférence, selon le cas, s'établit dans l'ordre suivant : d'abord vient
l'homme de l'os blanc, puis l'étranger (homme d'une autre tribu),
CHARITÉ ?UBLIQUE. 3^
puis mollah, et enfin l'homnie marié; et s'il y en a plusieurs, celui
d'entre eai qui s'est marié le plus anciennement.
Charité publique. — Les Kirgbiz, qui se montrent si hospitaliers,
ne peuvent certainement pas être étrangers aux sentiments de la cha-
rité, bien que ces sentiments chez eux soient loin d'atteindre la pro-
fondeur et la largeur de la charité évangéfique. Les Kirghiz admet-
tent que les indigents, les estropiés, les malades, et même ceux qui se
sont profondénient endettés ont droit à l'assistance publique, sans
qu'iJs aient songé pourtant aux moyens d'organiser cette assistance
d'une manière permanente. D'abord, on laisse au pauvre prendre
son bissac et mendier de porte en porte en chantant les versets du
écran. Il est considéré méritoire de tendre la main aux mendiants et
le* femmes kirghiz donnent volontiers leur offrande. On charge en-
suite les anciens et ^es vieillards de faire la collecte au profit des pau-
vres et des estropiés et de rappeler que ceux-ci ont droit à ci s dons
au nom d'Allah. Ce qui paraîtrait plus étrange, c'est la collecte qui
est faite également par les vieillards au profit des gens influents
qui sont endettés, pour leur permettre de s'acquitter envers leurs
créanciers. Les arguments qu'on emploie pour déterminer la commu-
nauté à prêter son secours à ces nécessiteux sont d'une nature par-
ticulière. Uu lac ne diminue pas si on en tire de l'eau par cuillerées ; seni-
blablement, la comntvunauté dont les membres accordent des secours individuels
no s'appauvrit pas. Et on ofiFre du secours en disant : Si un homme cra-
che, il n'arrive rien ; si la communauté entière crache , il se forme un lac.
La charité chez les Kirghiz s'exerce aussi par des secours mutuels
qu'ils prêtent à ceux d'entre eux qui ont à faire un travail qui sur-
passe la force individuelle, ou qui ont à poursuivre les voleurs et
les brigands dont ils sont devenus les victimes.
Vamanate (le dépôt). — Vamanate est une institution qui a aussi un
caractère charitable. Errant beaucoup , les Kirghiz se trouvent sou-
vent obligés de confier en garde à leurs parents et amis les diffé-
rentes choses animées et inanimées qui leur appartiennent. La con-
servation de ces objets est une obligation imposée par l'usage et la
conscience publique. «Celui qui abuse de Vamanafe , » dit le pro-
verbe, « est puni dans l'autre monde. » Mais il est également puni
dans le monde présent, ajoutons-nous, parce que la vente oula cor-
38 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHfZ.
ruption intentionnelle des objets confiés en garde équivaut au vol.
On n'est pas responsable pour la perte fortuite de Vamanate. La car-
saison confiée au conducteur d'une caravane est assimilée à Vamanate,
et, en cas de sa perte, le tran^^porteur est tenu à restituer la double
valeur de la charge à lui confiée.
Les funérailles et les offices de morts. — Le Kirghiz est robuste ; il
ne connaît guère les nombreuses maladies de nos mœurs raffinées ;
sa vie est longue, sauf l'accident, mais il meurt quand même. Aussi,
pour terminer cette première paitie de notre étude, disons queslques
mots sur la manière dont il envisage la mort. On sait bien que, dans
les pratiques observées pour l'enterrement et les souvenirs des dé-
funts, se traduisent les croyances populaires du au-delà, qui ne sont
pas sans exercer une influence sérieuse sur la manière d'être ici-bas.
Les Kirghiz ne gardent pas longtemps leurs défunts avant l'inhu-
mation, et ils n'observent pas même le délai de vingt-quatre heures
après le décès. Une personne décédée le matin est inhumée le soir, le
même jour, aussitôt qu'on a eu le temps de convoquer les proches à
la cérémonie. On lave le corps du défunt et, la besogne faite, ceux
qui en étaient chargés' partagent entre eux ses habits. On invite en-
suite un mollah ou un vieux parent pour ôter les péchés dont l'âme
du trépassé reste chargée. Dans ce but on amène un chameau ou un
cheval qu'on fait approcher du côté droit du cadavre, tandis que le
mollah prend sa place au côté opposé; on passe les rênes par dessus
le corps, dans les mains du prêtre, et on interpelle ce dernier ainsi :
« Nous t'avons désigné pour enlever les péchés dont le défunt ne s'est
pas déchargé par l'observation des cinq prières réglementaires; veux-tu
les prendre sur toi ?» Le prêtre répoud trois fois : Oui. L'âme du défunt
est alors censée absoute, et le mollah emmène le chameau ou le che-
val qu'il reçoit en cadeau. Le mollah a ensuite d'autres services à
rendre et d'autres cadeaux à tenir. Sa présence à l'enterrement lui
vaut une brebis; sa prière après l'inhumation en vaut une autre, et
puis il est appelé aux septième, quarantième et centième jour après
le décès, ainsi qu'au jour de l'anniversaire, pour dire la prière et par-
tager les repas en honneur des morts, avec les proches et amis du
défunt. Pendantlces cérémonies, la veuve ou les veuves du défunt
sont tenues à se lamenter sur leur perte, en récitant d'un ton cadencé,
FUNÉRAILLES. 39
plaintif et glapissant, les vertus, l'activité, l'habileté et la richesse
supposée du trépassé. — H y a do l'art à pleurer ainsi son mort,
connu aussi par les peuples slaves, et, comme ne l'apprend pas qui
veut, les veuves ne sachant pas se lamenter conformément à l'art,
invitent des pleureuses, qui en ont fait leur spécialité (1).
Les récitations des pleureuses entrent dans le cycle de la poésie
nationale, elles peignent les mœurs et ne manquent pas de quelques
hautes et salutaires pensées. En voici un échantillon :
En accumulant des richesses, n'oublie pas la justice et garde la foi.
Après qu'on a fait franchir dans la bière le seuil de la maison,
On s'aperçoit qu'on n'était ici-bas qu'un hôte de quelques instants.
La vie est comme quand on compte des pièces d'or brillantes ;
Dans un jour, elles échappent et tombent du creux de ma main.
0 Dieu, qu'il te plaise de le faire reposer dans la foi!
Je pleure, la terre et le ciel pleurent.
Je ne pleurerais pas ainsi
Si Dieu ne m'avait séparé du favori de mon âme.
0 Dieu ! qu'il te plaise de le faire reposer dans la foi !
Nous, les disciples de ton ambassadeur, le prophète ;
De tout temps tu nous as faits tes esclaves ,
N'ayant pas laissé dans nos mains les biens dont nous jouissions.
Je pleure, la terre et le ciel pleurent;
Je ne pleurerais pas ainsi,
Si Dieu ne m'avait sépaié du favori de inon âme.
Le bien que tu as amassé est resté dans le désert poudeux •;
La femme que tu as choisie est restée à ton côté droit.
Si tes mains ne sont pas liées par l'Eternel, le Tout-Puissant, cours vers ta
demeure.
L'herbe croît devant le seuil de ton habitation.
Le cheval s'effraie à l'aspect de cette herbe.
Qui est-ce qui administrera ces biens que tu as amassés ?
Devant les portes croissent les mauvaises herbes.
Ta femme est restée veuve, ton enfant, orphelin.
La maison que tu as construite,
Personne ne peut l'administrer.
Tu n'as pas fait de mal au peuple.
Que ton âme, maintenant impuissante comme une mouche,
Reçoive le pardon du Dieu qui t'a créé.
A quinze ans, tu ressemblais au chameau mùr pour l'accouplement;
A trente ans, tu étais comme la montagne d'Asear;
(1) La coutume de pleurer les morts avec ordre en cadence paraît être propre
à tous les peuples encore en enfance. Elle fut pratiquée en Egypte, en Lybie,
en Grèce, chez les Romains (praefila), au midi de la France, en Picardie, en
Béarn, en Gascogne ovi ces lamentations étaient appelées threni, éjulation et
aussi hurlements. Elle était pratiquée par les Juives et l'est encore par les
femmes slaves et irlandaises.
^0 LE DROIT COUTUMIER DES KIR(ÎHIZ.
Tu t'es jeté sur Ifes troupes des infidèles, semblable à un loup affamé ;
A l'âge de cent-vingt, tu connus la vieillesse.
Toi, mon maître, qui (comme le soleil) chassais les nuages et faisais fondre
là glace !
Tu dressas ton cheval, Guj-rate, quand il atteignit sa troisième année.
Et tu l'obligeas à souffrir le lasso de soie à l'âge de quatre ans.
Tu aiguisais ta lance sur la pierre noire ;
Ta force réduisait les rochers en poudre.
Pour défendre la foi, tu entras en lutte avec l'ennemi ;
Tu donnas à tes guerriers les cimeterres d'or ;
Tu faisais trcmpcf les cimeterres d'or dans le sang rouge.
Mon maître, c'est toi qui as converti ton peuple à la foi de l'Islam !
Pour ton adresse à monter à cheval, tu reçus des khalates (1) à vingt ans ;
Tu aidais les khans et les biys à descendre en tenant l'étrier de leur monture;
Tu cherchais à monter le plus fougueux cheval qu'il y eût dans le camp.
A trente ans, tu étais assis devant le fonds rouge et tu jugeais le peuple.
Chez les Kirghiz, tu as été le chef des cinq mille tentes ;
Le Padichah, instruit qu'un tel homme était à son service.
T'a trouvé digne du khalat.
Tu te montrais au milieu du peuple, revêtu de cette robe neuve.
Personne ne jouait du balalaïka (2) mieux que toi.
Dix, quiiize hommes de ton âge te servaient d'escorte ;
Tu souriais en les voyant l'accompagner.
Petits et grands arrivaient en foule.
L'arrivée des hôtes plaisait aux maîtres.
Quand tu vendais, tu offrais cent pièces de bétail sans surfaire.
Quand tu achetais, tu prenais pour le prix qu'on te demandait.
Tout ce temps a passé comme une charmante vision.
Depuis, ce ne fut plus qu'un rêve.
Quand je me rappelle tout cela, je voudrais pouvoir fondre en larmes.
Quiconque tombe dans un puits a des grenouilles jusqu'aux oreilles.
Je suis semblable à un cheval sauvage tombé dans le puits.
Que la volonté du Très-Haut s'accomplisse!
Dans ce monde, les choses ne se ressemblent pas.
Que Dieu ne punisse pas dans sa colère :
Dieu, dans sa colère, anéantit -,
Il te consume tout entier et te change en charbon.;
Il jette le pécheur dans les flammes.
Tu verseras des larmes améres au milieu du feu dévorant.
Je n'ai d'espoir qu'en sa miséricorde.
O peuple ! écoute attentivement :
Que la vie passée dans le chagrin prenne fin.
Combien de bonheur méritez-vous dans ce monde et dans te monde à venir,
Quand vous soulagez un malheureux d'entre vos frères !
Le pèlerinage à la Mecque est la seule chose urgente en ce monde.
Que Dieu agrée tes prières.
Tu cherchais des yeux ton narghilé ,
Quand soudain la mort t^ frappé.
(t) Robe d'honuettr.
(2) lostrumeut à trois cordes.
FUNÉRAILLES. 4 1
Je commencerai mon discours par le nom du Très-Haul.
Le prophète lui-même eut à souffrir dans ce monde ;
A la fin, c'est lui qui, on se déclarant prophète,
A effrayé les infidèles par ses conquêtes.
Le premier khalife fonda la foi inébranlable ;
La justice d'Omar brilla aux yeux de tous ;
Osman apprit à lire pour corriger le Coran ;
La religion du monde fut éclairée par Ali-Khaïdor ;
Il se présenta chez le prophète à l'âge de quarante ans,
Et fut enlevé avec lui en paradis.
Lors du vivant de mon lion, je portais de chaudes chaussures,
Les talons montaient bien haut.
Mon noble lion, ton àme aimable n'est plus !
Une progéniture étrangère d'un père étranger est jalouse du lion.
Près du campement se rangent en longues files les chameaux de deuil ;
Quand repasseront-ils de nouveau ?
Quand aurons-nous de nouveau les nombreux troupeaux enlevés par des
Kalmucks ?
L'épervier blanc qu'on vient d'attacher
Ne peut plus devenir ce qu'il était jadis ;
Il ne peut plus poursuivre les canards du lac.
Si toi, l'homme de mon choix, tu tes décidé à partir,
Je suis forcée de rester, quoi que je fasse.
Parle ouvertement : Veux-tu partir ?
Que ferai-je, délaissée par toi ?
J'irai au-devant de toi.
Si mon lion s'en va et que moi je reste,
Abandonnée par toi, malheureuse,
Prenant alors dans les mains une coupe de bois ,
Dans quelle ville aurai-je à demander l'aumône ?
Ce cheval blanc aux taches rousses ,
Que tu aimais tant à monter,
Qui faisait voler les étincelles sous ses sabots ,
Qui te portait si vite, qu'on sentait l'air battre tes épaules,
Comme si c'eût été une tempête de neige.
On a soulevé ce cheval la tête la première ,
Et on l'a frappé au poitrail lors de tes funérailles.
Nul ne doute de ton courage.
Chez les infidèles, dont les pères soient exécrés,
Tu enlevais leurs maigres chevaux ;
Tu frappais les ennemis qui t'attaquaient,
Et tu avais pour compagnon le premier venu.
Semblable aux fleuves Oural et Volga ,
Tu as parcouru le monde sans fatigue ;
Tu as vu tout d'un bout à l'autre, ô héros 1
Quel est le vaillant qui te fut supérieur ?
Après la mort, tu t'es changé en poadre noire.
Les pleureuses gardent, pendant leur lamentation, une attitude
consacrée par l'usage ; elles penchent le corps en avant, appuient les
bras sur les hanches et ne s'assoient jamais directement sur terre.
4
42 LE DROIT COUTL'MIER DES KIRGHIZ.
Les femmes kirghiz portent le deuil et, durant trois jours, après un
décès dans une tente, on n'y fait pas de cuisine. Selon la croyance
populaire, dans le cas de contravention à cette règle, Azrail, lange de
la mort, suffoquerait le défunt. A l'anniversaire du décès, on prépare
un festin, on organise des luttes et des courses, on fait un grand feu
et on y jette les habits de deuil de la veuve qui, dès lors, est libre de
se remarier.
Les funérailles et les jours commémoratifs , avec ses repas pour de
nombreux invités, ses courses, ses luttes auxquelles les Kirghiz trou-
vent un grand plaisir, ses bandes de chanteurs, de pleureuses et de
musiciens, qui n'y manquent pas, occasionnent beaucoup de dépenses
aux gens riches et contribuent efficacement à resserrer les liens d'amitié
dans le sein de ce peuple. Après le décès d'un homme riche, les fes-
tins durent plusieurs jours de suite, et les invités à ces fêtes en l'hon-
neur de la mort jouissent de considérations particulières. En distinc-
tion des voyageurs ordinaires, les invités aux funérailles portent le
nom de sûiak-tchi, et quiconque s'attaque à un sûiàk-tchi, porte la
double peine. Dans quelques localités, les sûiak-tchi apportent aux
festins auxquels ils sont invités des vases remplis de kumys (lait fer-
menté de cavale), et ils rapportent dans les mêmes vases de la graisse
de cheval. L'aîné de famille où ont lieu les funérailles laisse la prési-
dence aux festins à l'un de ses parents les plus âgés et se conduit lui-
même en invité. Il va sans dire que les gens pauvres font les choses
d'une manière beaucoup moins large que leurs confrères ayant de
nombreux troupeaux; mais quelque humble que soit la position d'un
Kirghiz, il ne saurait se dispenser d'inviter et de régaler les proches
et les amis d'un parent qu'il doit porter dans la tombe.
Les cimetières de Kirghiz sont placés sur un lieu élevé ou sur une
colline à l'abri des eaux du dégel. Malgré leur vie errante, les Kirghiz
opulents placent sur les tombeaux de leurs proches des monuments
en pierre, avec la marque distinctive de la tribu, lesquels deviennent
les lieux sacrés où se prononce le serment et où l'on fait des promesses
solennelles. Mais il n'y a pas lieu de croire que les Kirghiz attachent
une grande importance au culte des morts. Us laissent reposer leurs
morts, dont le sable du désert fait bientôt disparaître les tombeaux,
et ils jouissent de la vie.
CHAPITRE VI.
Notions préliminaires et observations générales sur le droit pénal des Kirghi/,
Organisation judiciaire. Biylyk. Mode de procéder. Citation du prévenu.
Notions préliminaires sur le droit pénal des Kirghiz. — Les Kirghiz,
comme nous l'avons vu, forment une grande nation pastorale, qui se
divise en tribus plus ou moins puissantes, et qui occupe avec ses nom-
breux troupeaux d'immenses espaces de steppes et de montagnes. Avec
l'état pastoral auquel ils ont été fidèles de tout temps, les Kirghiz ont
conservé jusqu'à nos jours le régime du patriarcat sous sa forme peut-
être la plus pure. Chez les Kirghiz, l'unité juridique, au point de vue
civil comme au point de vue pénal, est le groupe de la famille. Le pou-
voir appartient au chef de famille et, parmi ces chefs, le plus puissant
est celui dont la famille est la plus nombreuse, les ancêtres les mieux
connus et la parenté la plus longue. Avec un long fourgon, dit l'adage
kirghiz, on uc se brûle pas les mains; avec une nombreuse parenté, on n'a
pas à craindre des persécutions. C'est, évidemment, le régime du plus fort
qui a pu suggérer un tel adag?; cependont, ce régime n'étantplus en
vigueur, il faut entendre la sentence dans un sens relatif; car les Kir-
ghiz ont un droit pénal qui vise au maintien du respect des coutumes
établies; dès lors un Kirghiz, quelque nombreuse que soit sa parenté, ne
saurait se soustraire entièrement aux répressions, s'il enfreint d'une
manière trop audacieuse les coutumes de son peuple. L'observation
du droit coutumier, qui se transmet de père en fils, osl renforcée chez
les Kirghiz par les anciens et les juges électifs, au moyen d'un sys-
tème de compensations et de peines corporelles. Ce système s'est
montré, jusqu'à présent, suffisamment efficace pour maintenir le peu-
ple kirghiz durant des siècles, non certes sans le concours d'autres
circonstances favorables, dans le même état social, qui étuit en p;irlic
44 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
celui de nos ancêtres, bien avant le commencement de l'ère chrétienne.
Nous allons maintenant étudier le droit pénal coutumier chez les
Kirghiz, en nous servant de l'excellent recueil des témoignages et
d'arrêts de tribunaux composé par les soins da général N. Grodekoff. Il
a fait traduire p.ir un connaisseur des langues kirghiz etsarte, M. Vys-
chnegorsky, de nombreux arrêts rendus par des juges kirghiz, pen-
dant un certain temps, sur les sujets habituels de contestation qui
sont survenus dans leurs circonscriptions judiciaires. Dans le volume
de M. Grodekoff, sur 503 pages in-i», plus des deux tiers du livre
sont consacrés au droit pénal. Les genres de délits ou de contesta-
tions jugés par des tribunaux sont au nombre de 20, et les arrêts, soit
définitifs, soit préliminaires, sont au nombre de 389.
Voici quels sont les traits caractéristiques du droit pénal des Kir-
ghiz.
Observations générales. — Il n'y a pas, dans la langue kirghiz, de
mot qui signifie crime ou délit avec l'idée que nous attachons à ces ter-
mes. Le délit, dans le langage de ce peuple, est une action dont quel-
qu'un a à se plaindre, comme étant contraire aux bonnos mœurs et
lui faisant du tort matériel. Compris ainsi, le délit se distingue du pé-
ché, qui est une contravention à une loi dont l'observance est néces-
saire pour le bien, non plus dun particulier, mais pour celui de tout le
monde, comme par exemple celle qui prescrit les rites religieux, l'ab-
stinence de l'inceste, etc. Le péché est plus grave qu'un crime ou
délit (mauvaise action), mais dans l'opinion de la majorité des Kir-
ghiz, le meurtre est plus grave qu'un petit péché. Le mot kirghiz qui
correspond le mieux au sens d'une personne criminelle, c'est ûry —
voleur.
Les Kirghiz ne connaissent pas les délits contre la société, ou les
délits publics; par conséquent, ils n'ont pas de procureurs généraux
portant l'accusation au nom de l'Etat, Pour qu'on puisse poursuivre
un Kirghiz comme criminel, il faut qu'il y ait un particulier se por-
tant plaignant. Celui-ci garde toujours le droit de s'accommoder avec
son adversaire et de faire cesser les poursuites. Les Kirghiz sont
étrangers à la notion du droit abstrait, et leurs juges, en interve-
nant dans les disputes à l'appel d'une des parties en cause, n'ont
qu'un but, celui de prévenir un état de choses d'oil pourraient résul-
OBSERVATIONS GÉNÉRALES. 45
ter des luttes intestines, l'entente des opprimés contre les oppresseurs,
ou bien l'affaiblissement du respect dû à la coutume (1).
Le droit pénal chez les Kirghiz, comme chez la plupart des peuples
anciens, est fondé sur l'idée de vengeance privée et de compensa-
tion en faveur de la partie lésée. On reconnaît à la victime d'un délit
le droit d'obtenir une réparation égale au préjudice qui résulte pour
elle de ce délit. Cette loi du talion a dû être appliquée autrefois
chez les Kirghiz sans mitigation, comme chez les Hébreux : « Fracture
pour fracture, œil pour œil, dent pour dent » {Lévilique, chap. XXIV»
V. 19), mais le temps et la réflexion ont dû amener le système de
compensation, où à la fracture, à l'œil, à la dent et même à la vie d'un
homme correspond une quantité déterminée de biens matériels pré-
levés sur la fortune des auteurs du délit, ou de leurs proches. C'est
ce système de compensations, arbitrées en tètes de bétail, qui est
actuellement en vigueur chez les Kirghiz (2),
L'indemnité due, soit aux parents de la victime, s'il s'agit du meur-
tre ou de l'enlèvement d'une fille, soit 5 la victime elle-même dans
d'autres circonstances, est fixée par la coutume et fait l'objet de ta-
rifs. Les Kirghiz n'établissent pas une distinction bien nette entre
l'homicide volontaire et l'homicide involontaire, estimant qu'un pré-
judice causé par l'inadvertance doit toujours être réparé. D'accord
avec la loi salique, les Kirghiz établissent la différence dans le prix
du sang (khun) selon le sexe de la victime ; la femme n'ayant que la
moitié de la valeur à laquelle est taxé l'homme.
La coutume exige des victimes d'une action préjudiciable, ou de
(1) Cet état de choses dénote pourtant un développement supérieur à celui
de maintes tribus caucasiennes. Ciiez les tribus tchcrkesses et kabardes, par
exemple, l'attentat au bien d'autrui n'était reconnu coftmc vol que quand il
était commis au préjudice d'un des membres de la même tribu ou d'une tribu
voisine avec laquelle existait un traité d'alliance.
(2) La composition, en matière criminelle, a été connue des anciens Grecs.
Homère met dans la bouche d'un de ses héros les paroles suivantes : « On
reçoit la compensation pour le meurtre d'un frérc ou d'un fils. Le meurtrier
reste parmi les siens, a.yant payé une large compensation, et l'offensé, ainsi
dédommagé, s'apaise et renonce à son ressentiment. >j (Liv. IX, v. 632.) Chez
les Germains, la composition était connue sous le nom de ■wergeld. On trouve
le même système dans les anciennes lois suédoises. Les Romains admcttaicnl,
jusqu'aux derniers temps, l'idée do composition due à la personne offen.sén.
La composition pécuniaire est admise encore par le droit pénal . en Russie.
40 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
leurs proches, de chercher à se venger du tort qu'ils ont subi. Cette
obligation de chercher vengeance tombe, dans des cas particuliers,
sur une tribu et même sur une peuplade (horde) entière. En cas
d'enlèvement d'une fille par une autre tribu, ou dans celui d'un
vol considérable commis au préjudice d'une personne très influente,
toute la Iribu se considère comme obligée de poursuivre la réparation
ou du moins de prêter son secours à la vengeance des victimes.
L'otfense grave d'un Kirghiz par la foule demande également l'inter-
vention armée de la tribu toute entière.
La vengeance légale ou permise s'arrête au moment où le mal in-
fligé à l'adversaire égale le préjudice qu'il a commis; sitôt la répara-
tion obtenue, on se hâte de réconcilier les adversaires. Celui qui se
laisse entraîner par un sentin)ent de vengeance au delà de ce qui est
considéré comme une juste réparation, est passible d'une amende en
faveur de la victime de la vengeance', et il peut même être soumis à
un châtiment corporel.
Le juge kirghiz ne refuse pas d'accueillir une plainte sans preuve,
parce que c'est au défendeur qu'il appartient de se disculper. On ne
prête pourtant pas foi à celui qui affirme, sans être blessé, qu'on lui
a volé son argent, parce qu'il est impossible, ainsi raisonne le Kir-
ghiz, qu'un homme puisse se laisser dépouiller de son argent sans
être tué ou au moins gravement blessé. Pour découvrir le coupable
et amener la paix entre les parties en contestation, les Kirghiz ont
recours au serment. N'ajoutant pas foi aux dires des personnes
directement intéressées dans une cause, les juges ci les arbitres kir-
ghiz font prêter serment aux parents plus ou moins éloignés d'une
des parties ou même de toutes les deux, ayant soin que les per-
sonnes auxquelles le serment est déféré soient considérées comme
dignes de confiance par les plaideurs de la partie adverse. C'est un
système diff'érend de celui des Germains. Chez ces derniers, l'accusé
commençait par affirmer son innocence sous la foi du serment, puis
les cojureurs, dont la moitié était désignée par l'adversaire, venaient
attester la sincérité de ces affirmations. Chez les Kirghiz, les jura-
teurs, choisis parmi les parents d'une partie par ses adversaires, sont
nppelés à appuyer sous serment les affirmations ou les protestations
d'j rinnocence de leurs proches ou amis.
ORGANISATION JUDIGIAIHE. 47
Organisation' judiciaire. — Fidèles à leur système de laisser iiux
Asiatiques leur liberté de conscience et leur manière de se gouverner
«ntre eux, en tant que cela n'entrave pas la haute politique, les Rus-
ses ont permis aux Kirghiz de garder leurs juges électifs (biy) et de
redresser leurs torts, en matière criminelle comme en matière civile,
par leurs anciens procédés. D'après la loi de 1867, le tribunal populaire
Kirghiz, appelé à juger selon la coutume, est formé de juges élus
par le peuple tous les trois ans. Est électeur et éligible tout Kirgliiz
ayant atteint vingt-cinq ans et n'ayant pas subi de condamnation.
Le juge ne touche pas d'appointements fixes, mais comme récom-
pense pour sa peine, il a le droit de s'adjuger un biijlique, c'est-à-
dire une somme qui est en rapport avec la valeur de la demande, d'or-
dinaire une dîme ou 10 7o- Le biyliqve est perçu après la sentence sur
celle des parties en cause qui est condamnée à payer les frais du pro-
cès. Ce tribut en faveur du juge est payé soit en argent, soit en nature,
bétail, froment, etc. En cas d'insolvabilité du condamné, le salaire
du juge est perçu sur les biens de ses parents et même sur ceux du
campement (aoûl) entier. La procédure judiciaire est très simple. A
la connaissance intime des usages, on préfère chez le juge l'intelli-
gence et l'intégrité. Le juge n'a pas de lieu déterminé où se tienne la*
justice , qui, conforme à la vie du peuple, a aussi un caractère ambu-
latoire. Le juge, toujours prêt à exercer ses fonctions, ne se sépare
pas de son livre de jugement, où il inscrit les plaintes, et de son
cachet, dont il se sert pour signature. Le tribunal siège en public.
Toutes les personnes appelées à prendre part aux opérations forment
un groupe familier; les juges ne mettent pas une grande distance
entre ceux qui réclament leur service et eux-mêmes. Le plaignant,
le défendeur et les témoins, s'asseient en cercle avec les juges, coude
à coude, les jambes pliées, sur un tapis tendu sur le sol à ciel-ouvert
ou bien dans une kibitka. La plainte étant inscrite, la parole est donnée
au défendeur qui a naturellement l'habitude de nier tout ce qu'on lui
reproche. Il ne paraît pas qu'on s'en tienne très rigoureusement aux
règles de la procédure. Toutes les personnes qui prennent part à la
cause s'expliquent librement avec le juge et entre elles. Pendant l'en-
tretien, le juge se renseigne sur les desseins et les avis des intéres-
sés et se forme ainsi une opinion conoernaDt la meilleure solution ,
48 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
qui est naturellement celle qui répond le mieux à l'opinion générale.
Dans la plupart des cas on fiiit intervenir le serment, auquel nous
consacrons plus loin un cha[iitreà part. Gomme pour la prestation des.
serments, il y a des délais et différentes formalités à ren)plir, la sen-
tence des juges, avant la prestation du serment, garde un caractère
préliminaire et conditionnel; ce qui n'empêche pas que, dans la majo-
rité des cas, afin de maintenir un caractère définitif à la sentence, les
parties n'ayant plus besoin de recourir à l'intervention du juge, toutes
les circonstances ultérieures du procès ayant été prévues, on réserve
quelques formalités pour la fin du procès. Quand les parties satisfaites
acceptent l'arrêt, elles prennent chacune le bout d'une ficelle, que
le juge coupe au milieu; dons les cas graves, le demandeur et le dé-
fendeur se pourvoient d'un veau qu'ils présentent au juge en le tenant,
l'un par la tête et l'autre par la queue. Le juge coupe solennellement
la queue et se fait adjuger le veau. Il ne bénéficie pas de cet avantage
quand une des parties est mécontente de l'arrêt; il y a alors appel à
un autre juge choisi par un accord mutuel, ou bien recours à un
particulier , qui fonctionne dans ce cas comme arbitre. La décision de
l'arbitre est sans appel. Il y a trois juridictions : celle d'un seul juge,
celle de la réunion ordinaire des juges du volost (division administra-
tive) et celle d'une réunion extraordinaire, convoquée dans les cas
graves par les administrateurs russes.
Le juge est libre de ne pas accepter une réclamation , surtout s'il
s'agit de disputes entre mauvaises gens. D'un autre côté, le plaideur
peut récuser le juge qui n'a pas sa confiance.
Dernièrement les juges Kirghiz ont af)pris à émettre des jugements
par contumace, ce qu'ils ne faisaient pas autrefois.
Comme tous les peuples anciens, les Kirghiz luttent encore avec la
difficulté d'amener le défendeur devant le juge. Cette difficulté est
d'autant plus grande, que les défendeurs parviennent souvent à ache-
ter les djiguites (gens envoyés à leur recherche) qui déclarent leur
absence , ce qui ne peut surprendre personne. Moyennant un back-
chich, le défendeur réussit souvent à s'assurer la protection du chef
de -son campement et dans ce cas, la tâche des djiguites n'est pas ren-
due plus facile. Ces djiguites ne retirent de ce métier grand avantage.
On ne pratique pas à leur égard les devoirs de l'hospitalité, et après
ORGANISATION JUDICIAIRE. 49
une longue course, c'est à coups de bâtons qu'ils sont reçus quelque-
fois de la part de ceux qu'ils doivent amener devant la justice. Les
djiguites naturellement payent de retour; il ne leur est pas défendu
de battre un défendeur récalcitrant, et ils ne sont pas responsables des
blessures qu'ils peuvent lui infliger occasionnellement (1).
En cas de délai dans la procédure, il est d'usage que le défendeur
vienne au devant des réclamations de son adversaire par des récla-
mations analogues. Ces plaintes mutuelles sont laissées d'ordinaire
sans réponse, quand il s'agit d'hommes liés par la parenté, ou
bien , on termine la dispute par un serment imposé à chacune des
parties.
Les Kirghiz jugent chaque délit séparément, n'ayant pas de règles
pour la réunion d'actes délictueux. Une demande qui vise deux cho-
ses corporelles ne se trouvant pas ensemble est scindé en deux.
(1) Le djiguite signifie, chez les peuples du Caucase, un cavalier intrépide.
CHAPITRE Vil.
Acquéreurs des plaintes (vakils). Parieurs. Témoins, Délateurs. Garaiils. fer-
ment et le mode do sa prestation. Ordalies. Le salavato.
11 n'existe pas d'avocats auprès du tribunal Kirghiz; mais il y a une
institution curieuse, celle des acquéreurs des \)\a\ntes (vakils) qui,
moyennant récompense, se substituent aux parties primitivement inté-
ressées. Les vnkils subissent les compositions et les peines corporelles
auxquelles sont condamnés leurs clients.
Dans certains endroits habités par IcsKirghiz, un accusé choisit pour
défendre sa cause des parleurs, qui se pîésentent devant le juge avec
ses clients pour servir de porte-parole. Le client est libre de pro-
tester contre un jugement adverse, s'il a des raisons de croire que
l'homme qu'il a chargé de parler à sa place ne s'est pas acquitté
fidèlement de sa tâche.
Les témoins. — Les Kirghiz comprennent le rôle du témoin à leur
manière. Toute personne qui a vu ou appris quelque chose au sujet
de la perpétration d'un acte jugé préjudiciable, est bien admis à té-
moigner devant le juge , mais un véritable témoin (nagse), seloti les
Kirghiz, est celui qui a saisi le voleur en flagrant délit et l'a amené,
ou bien celui qui a réussi à délivrer des mains du voleur le bien
d'autrui, l'a restitué et a obtenu publiquement du propriétaire la
récompense de son service (sujunlchi). Les dépositions de ces témoins
sont seules corroborées par le serment prêté, non pas par cux-mômes,
mais par les honimes de leur communauté ou de leur tribu. Ne sont
pas admis comme témoins : l» Les mineurs; 2" Les hommes de mau-
vaise renommée; 3° Les aliénés; i^" Les personnes nées hors de ma-
riage; 5" Les femmes, sauf les cas concernant leurs propres parents.
On ne prête pas foi aux dépositions d'un serviteur témoignant à la
LES DÉLATEURS. 51
décharge de son maître, maison l'écoute s'il parle à sa charge, pourvu
toutefois qu'il n'y mette pas de passion ; dans tous les cas on ne l'ad-
met pas au serment.
Le prévenu, accusé par ses propres parents jouissant d'une bonne
réputation, est condamné, à moins qu'il ne parvienne à se justifier par
le serment prêté par quelques-uns de ses proches. Le témoin qui se
compromet lui-même par sa déposition est invité à prêter serment
pour se disculper; s'il s'y refuse, il est traité comme voleur.
Dans le cas de deux témoins qui attestent en sens contraire, on fait
prêter serment à celui d'entre eux qui inspire au juge le plus de con-
fiance et qui a moins de liens de parenté avec sa partie.
Les délateurs (aïgack). — Les Kirghiz méprisent les délateurs plus
que les voleurs. Selon l'adage populaire, le voleur a une joue noire, le
délateur en a deux. Pourtant on se sert des hommes qui ont choisi
pour métier de dénoncer leur prochain. Les dénonciateurs se parta-
gent en deux catégories distinctes : les délateurs notoires ou avérés
(bet-aïgack) , qui se chargent de prouver la vérité de leur dire à la
confrontation avec le prévenu , et les délateurs secrets (syrt-aïgack) ,
qui parlent derrière le dos, mais non pas en face de l'accusé. Le
dénonciateur secret bénéficie seulement du sujuntchi , que lui paye
la victime du vol, tandis que le dénonciateur avéré touche la compo-
sition à laquelle l'inculpé peut être éventuellement condamné. Le
prévenu qui ne se reconnaît pas coupable , même si la délation est
confirmée par des témoins, peut être condamné sans autres forma-
lités, hormis le cas où le juge trouve bon de lui déférer un ser-
ment.
Dans le cas d'un vol commis sans laisser de trace, le dénonciateur
de son auteur est tenu de prouver son dirg par le serment d'un plus
ou moins grand nombre de ses proches, selon l'importance du cas.
Les garants (kefil). — Les Kirghiz ont deux sortes de garants : ce-
lui qui garantit devant le tribunal la comparution de son client (tan-
kefil) et celui qui se rend responsable de l'exécution d'un contrat
stipulé entre ses clients (sar-kefil). D'après l'adage : le kcfii répond
pour Ihonime à lui confié avec sa propre vie, jjour le bien de cet liomnic avec
s.t bourse. Les parties contestantes peuvent avoir le même kefil. La
mort du débiteur ne décharge pas son kefil des obligations encourues.
52 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
Le tan-kofil ne répond pas de la mort de l'homme qu'il a sous sa cau-
tion, ni.'iis il n à subir la peine à laquelle aurait été condamné ce der-
nier s'il parvient à lui échapper.
Le serment (Jjane). — Nous avons déjà mentionné le serment comme
étant le grand moyen auquel lesKirghiz ont recours dans tous les cas
où l'inculpé ne s'avoue pas coupable et où il y a lieu de déterminer
judiciairement son innocence ou sa culpabilité.
Les Kirghiz comprennent le serment à leur manière. C'est une sorte
de serment décisoire qu'une partie défère à Tautre pour en faire
dépendre le jugement de la cause, et où les personnes appelées à
jurer, étant étrangères à la cause, jouissent de la considération
qui est le gage de leur bonne foi. D'ordinaire c'est le plaignant qui
demande qu'on fasse jurer à ceux qui sont du côté de l'accusé que
celui-ci est innocent. La famille ou la communauté, invitée ainsi à prê-
ter serment, élimine ceux de ses hommes qui sont exempts du ser-
ment, soit pour causes générales, soit parce qu'ils n'appartiennent pas
à la génération de parenté dans laquelle, selon la sentence préliminaire,
on avait à choisir le jurateur. Le groupe opposé, soit celui du plai-
gnant, choisit alors parmi les hommes recommandés ceux auxquels
il désire voir imposer le serment. Sont éliminés comme impropres à
jurer : io Les ennemis de l'homme à la décharge duquel se fait le ser-
ment; 2° les personnes de marque, c'est-à-dire les prêtres, juges,
fonctionnaires, sais et autres, auxquels il siérait mal de jurer pour
un homme inférieur; 3° les personnes qui vivent isolées, les jeunes
gens, les hommes manifestement incompétents de se rendre compte
de la question en cause.
Il y a pourtant de nombreuses exceptions. Le jurateur ne doit pas
encore être au nombre de ceux avec lesquels l'homme dont l'inno-
cence va être attestée, est allié, ou est en train de s'allier.
Le serment est une arme à deux tranchants. Selon les croyances
des Kirghiz, est puni dans l'autre monde celui qui a juré faux, aussi
bien que celui qui a demandé le serment à une partie innocente et
même à une partie coupable, prête à se justifier par un faux serment.
Plusieurs croient même qu'au jugement dernier, c'est celui qui a induit
une personne à prêter un faux serment qui aurait à rendre compte et
non celui qui a été ainsi sollicité.
LE SERMENT. 53
La partie à laquelle on inflige l'obligation de prêter serment jouit,
dans quelques endroits, du droit de nommer les hommes (kolchy)
obligés à indiquer les jurateurs. L'intéressé, d'ordinaire le prévenu,
qu'on cherche à disculper, se rend, avec les kolchys ou les vieillards
de sa communauté, chez l'homme choisi par eux pour prêter serment.
Mis en présence de l'homme, on lui tient le langage suivant : Nous nous
présentons chez toi dans l'intérêt du peuple : on calomnie notre frère que voici,
on l'accuse par inimitié; nous t'avons choisi pour le disculper; voudras-tu le
faire perdre quand nous sommes certains de son innocence? Marche en avant
et nous te suivrons. On menace celui qui refuse de s'exécuter, de l'ex-
clusion de la communauté, ou bien on lui déclare qu'en cas d'une
plainte dirigée contre lui, personne des siens ne se présenterait ja-
mais pour le disculper par serment.
Pour le choix des jurateurs, ainsi que pour la prestation du ser-
ment, il est fixé un délai. Le délai pour la prestation du serment est
plus long, afin de permettre à celui qui consent à jurer d'étudier la
cause. Le refus de l'élu de jurer, ou sa fuite, amène la condamnation
de la partie qu'il représente. Dans les cas graves, on fait jurer deux
hommes, et quatre hommes s'il s'agit de meurtre,. Pour deux préve-
nus de la même tribu, si le nombre des bestiaux volés n'est pas
grand , on se contente d'un seul jurateur, tandis que pour deux pré-
venus, appartenant chacun à la tribu adverse, il faut deux jurateurs,
parce qu'un jurateur ne consent à disculper que l'homme de sa
tribu. Le nombre des jurateurs est d'ailleurs en rapport direct avec
la quantité des bêtes volées. Un serment manifestement faux compro-
met Id cause de la partie en faveur de laquelle il a été fait et amène
quelquefois des amendes, afin que, comme disent les Kirghiz, l'àme du
condamné se mette en repos.
Nous avons dit que le serment est imposé le plus souvent à la dé-
fense, mais il peut être également imposé à l'accusation. Voici quelles
sont les règles. Premièrement, on défère le serment à celle des par-
ties qui a contre elle un témoin oculaire, ayant publiquement reçu le
sûjuntchi pour avoir découvert l'auteur du délit. A défaut de tels té-
moins, le serment est déféré à la défense, comme à la partie la plus
P- faible. En dehors de ces deux cas, qui sont les plus simples, on ap-
pelle au serment la défense dans tous les procès de mariage et dans
54 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
les querelles de famille. Le serment est imposé à l'accusation dans les
cas suivants :
1° Quand le défendeur n'est pas populaire dans son campement
(aoûl) ; 2" quand ii est récidiviste ; 3° quand le plaignant est lui-même
le témoin du délit ; 4" quand c'est une femme qui est citée comme
prévenue.
La prestation du serment est laissée au défendeur personnellement
quand le vol dont il est prévenu est insignifiant, quand il n'est pas
inscrit au nombre des contribuables, quand lui seul peut éclairer la
justice et, enfin, quand le procès a relevé des circonstances compro-
mettantes pour le plaignant.
On laisse au plaignant le droit de désigner celle des parties en cause
qui devra prêter serment dans les cas suivants : i° quand le campe-
ment du défendeur est loin du lieu où se rend la justice ; 2° quand le
plaignant insiste sur sa revendication, malgré les preuves données
pour le confondre.
La circonscription ou bien le groupe de nomades désigné dans cha-
que cas particulier pour fournir le nombre de jurateurs requis, varie
selon l'importance de la cause, la gravité de l'accusation, la valeur de
la plainte, Timportance personnelle de l'inculpé et sa conduite précé-
dente. Plus le cas est grave, plus est considérable le groupe de parents
ou de compatriotes désigné pour choisir les jurateurs.
Le mode de prestation du serment est différent selon la localité et
la tribu. Partout, le jurateur se rend à l'endroit indiqué dans la sen-
tence du juge pour la prestation du serment. Quelquefois cela suffit
déjà pour considérer l'affaire comme terminée en faveur de la partie
que représente le jurateur. Mais souvent on va plus loin. Quelquefois
le jurateur monte sur une colline et de là, d'après un ancien rite, invo-
que celui qui veut recevoir son serment; un homme survient alors et
en disant : Je reçois ton àme, lui tombe sus à coups de fouet. Il s'en suit
une lutte, entre les deux hommes d'abord, et entre tous les assistants
ensuite. On ne nous dit pas comment ces luttes se terminent.
Dans d'autres cas, le jurateur est envoyé au cimetière pour pronon-
cer une prière en guise de serment. Le serment se prête aussi de-
vatlt le juge. Es-tu venu pour prêter le serment ? demande le juge; le
jurateur : Oui, je suis venu pour jurer qu'il est innocent, répond ce der-
LES ORDALIES. 55
nier. Que ta vie soit longue; va-t'en, conclut le juge et, en signe de so-
lennité de l'acte, il se passe les mains sur la barbe et sur le visage.
Quelquefois, ce colloque entre le juge et le jurateur est plus long.
Donnes-tu ton àme en gage de ce que cet homme (le prévenu) n'a pas volé 'i
demande le juge. Je la donne, répond le jurateur. La même question et
la même réponse s'échangent trois fois, après quoi le juge finit comme
dans l'exemple précédent. Va-te'n, fait-il, disparais de mes yeux, et de
passer les mains sur la barbe. Quelquefois le jurateur est conduit avec
le plaignant sur la tombe d'un saint, ou dans quelque autre endroit
sacré, orné de cornes de brebis ou d'étoffes flottantes. Arrivés là, on
fait prendre au plaignant le bout d'une branche que le jurateur coupe
en deux, en disant : O saint! cherche lequel de nous a tort et tue-le, A pro-
pos de serment il se fait également des sacrifices.
Pour prix de son service, le jurateur reçoit, de la part de celui qu'il
vient de disculper, une brebis, et même, dans les cas graves, une ca-
vale blanche.
Ces serments font assez d'impressions sur les Kirghiz pour qu'ils
évitent leur fréquence. Il arrive souvent même que la partie en cause,
à la charge de laquelle va être prêté le serment, se déclare spontané-
ment coupable avant que le serment ait lieu.
Zes ordalies. — Il ne paraît pas que les Kirghiz aient pratiqué beau-
coup les ordalies; du moins le livre de M. Grodekoff n'en donne qu'un
seul exemple depuis longtemps abandonné. C'est dans le district de
Perovsk qu'aurait dû exister, il y a quelque temps, l'usage des com-
bats singuliers pour terminer les disputes. 11 n'est pas besoin d'ajou-
ter que le tort est attribué à celle des parties dont le combattant est tué
ou mis en fuite.
Le salavate (apaisement général;. — Pour mettre fin aux disputes
entre les clans, lesquelles prennent la forme de razzias et troublent,
pour longtemps , la paix intérieure , les Kirghiz ont recours à l'an-
cienne institution de salavate. C'est une promesse solennelle, faite par
les représentants des clans en dispute, d'oublier, de part et d'autre,
toutes les querelles nouvelles et anciennes et de vivre désormais en
paix. Le salavate, qui rappelle Vébère tuareûo des montagnards du Cau-
case , peut être complet ou partiel ; dans ce dernier cas , on fixe une
certaine date à laquelle toutes les contestations antérieures sont con-
56 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
sidérées comme aplanies. On n'a pas le droit de porter plainte pour
une offense commise sous la mesure du salavate, et le juge inflige
l'amende en cas d'infraction à cette règle.
CHAPITRE VIII.
Actions préjudiciables punies et impunies. Vol. Brigandage, Rapt et viol.
Meurtre et mutilation. Escroquerie. Dommages causés aux biens d'autrui.
Sortilège. Calomnie.
Actions préjudiciables punies et impunies. — Voici la liste des délits
dont connaissent les tribunaux kirghiz : Le vol, principalement celui
du bétail. Le brigandage ou le vol à main armée. Le rapt. Le viol. La
mutilation. Le meurtre. L'escroquerie. Dommages causés aux biens
d'autrui. Le mal causé par le sortilège. L'enlèvement des bestiaux
en masse (baranta). La calomnie.
Il y a chez les Kirghiz un nombre considérable d'actions préjudi-
ciables qui ne sont pas punies, bien qu'elles aient un caractère cri-
minel chez les nations plus civilisées. Telles sont : 1. L'injure ou tout
outrage en parole (I). 2. Coups de poing ou de bâton sans lésion cor-
porelle. 3. Le vol au préjudice des parents. 4. Actions immorales
commises par accord mutuel des intéressés, o. Les suites de la dé-
fense propre. 6. Les différents abus de pouvoir. 7. Les mauvaises ac-
tions à l'égard de personnes sans protection. 8. Les méfaits à l'égard
des étrangers. Les actions énumérées ci-dessus ne sont pas même
considérées comme condamnables.
Il y en a d'autres qui, dans l'opinion des Kirghiz, sont bien consi-
dérées comme blâmables, mais pour lesquelles il n'y a pas ordinaire-
ment de recours aux tribunaux, par la raison que le plaignant n'a
guère le moyen de faire condamner son adversaire à la compensation,
fr La raison en est certainement qu'il n'y a pas, dans l'opinion pu-
blique, de présomption assez forte en faveur de leur culpabilité. Voici
(1) « L'injure n'est pas la fumée, » dit le proverbe kirghiz, « elle ne mange
pas les yeux. »
5
58 LE DROIT GOUTUMIEU DES KIRGHIZ.
quels sont ces actes : L'instigation à la bagarre et au meurtre; le tapage
nocturne ; une fausse alarme ; le creusement de fosses , sans signes
d'avertissement; la calomnie et le faux rapport; le faux serment; le
refus de secours aux victimes de brigandage ainsi qu'aux naufrages;
le silence concernant un crime; le refus de secours aux pauvres; la
fraude et la ruse ; l'outrage et l'offense aux père et mère; le fait d'at-
tirer malicieusement quelqu'un dans' un danger qui a eu des consé-
quences fatales; la tentative de meurtre, de vol ou de brigandage;
la prévarication des juges et quelques autres.
Les actes immoraux échappent également souvent à la répression
par les tribunaux ; on tend à les châtier par des moyens domestiques,
en commençant par des réprimandes et des exhortations, pour finir
par des coups de bâton et même par l'exclusion du membre indigne
de la famille ou par l'abandon natal.
La principale et même presque l'unique richesse des Kirghiz, outre
leurs femmes, c'est le bétail. Les délits commis le plus souvent par ces
peuplades concernent surtout la femme et le bétail (1). Pour s'emparer
d'une femme aussi bien que pour enlever une bête, il faut de Taudace
et de l'intrépidité ; ces qualités caractérisent les délits que nous allons
examiner maintenant. Le Kirghiz n'est pas étranger à la ruse; il res-
pecte très peu la vérité; il ment sans scrupule; mais par sa nature
simple, grossière, inculte et avec ses superstitions diverses, il ne sau-
rait commettre bien des méfaits dont sont remplies les annales judi-
ciaires des pays civilisés. On ne connaît pas la statistique dans
ce milieu patriarcal ; on n'y enregistre même pas régulièrement les
homicides; aussi n'avons-nous pas de données sur le nombre des cri-
mes commis ; mais, vu le peu d'occupation des juges kirghiz, il y a
lieu de croire que ce nombre n'est pas très considérable.
Le vol. — Le vol est le délit le plus répandu chez les Kirghiz. Il
n'est pas réprimé très rigoureusement; on fait même preuve de beau-
coup d'indulgence à l'égard des voleurs autres que ceux de profession.
D'après l'adage kirghiz, le voleur est comme une cuiller, le peuple comme
une mer; avant que le peuple coure quelque danger de la part du
(1) Les crimes proviennent aussi du ressentiment, auquel cas le meurtre ou
la mutilation en sont la conséquence.
LE VOL. 59
voleur, ce dernier périra plutôt lui-même. Ou bien encore : « On
n'épuise pas un lac en y puisant avec une cuiller; on n'appauvrit pas un peu-
ple par quelques larcins. » Chez quelques gens de noble extraction,
de l'os blanc, on trouve le vol plus respectable que l'agriculture.
Un peuple a des larrons, comme les montagnes ont des loups, dit-on encore.
II y a un certain nombre de cas chez les Kirghiz où le vol est impuni
et même permis. Il est permis au père et au grand-père de voler leurs
enfants, de vendre tout ce que ces derniers possèdent et même de les
vendre eux-mêmes pour servir pendant une année.
Il est permis au fils de voler son père et son grand-père jusqu'à
trois fois; la quatrième fois on est passible d'une composition. 11 est
également permis aux personnes unies par la parenté jusqu'au troi-
sième degré de commettre des vols les unes chez les autres.
Pour le vol commis au préjudice de parents d'un degré plus éloigné,
on doit concourir au payement éventuel du kalym (prix de la fiancée),
des dettes et autres besoins pressants que peuvent avoir ces parents;
on doit également coopérer avec eux à la poursuite d'autres voleurs
(non apparentés).
En dehors de ces cas, le vol, sur la plainte de la victime, est puni
par la compensation.
Le voleur arrêté est d'ordinaire lié et battu avant l'arrivée du juge.
Les coups ont pour but de lo forcer à avouer. Le voleur est remis à
la victime. Le volé tient le voleur, qui lui est inconnu, garrotté dans
sa tente, et le bat de temps en temps. Mais on ne frappe pas et on
n'injurie pas, malgré son vol, un homme que le volé a connu précé-
demment. Après son arrestation, le voleur venu de loin passe la nuit
dans une fosse recouverte d'une grille sur laquelle se couche un gar-
dien. Le voleur du voisinage a ses pieds entravés et il est attaché à
la grille d'une kibilka.
Le plus souvent, le volé traite avec le voleur sans le livrer à la jus-
lice. Même après une plainte au juge, le demandeur peut se réconci-
lier avec le voleur et retirer sa plainte, ce qui se fait d'ordinaire quand
l'accusé fait l'aveu de bonne grâce.
On punit de la même manière le vol avec cCfraclion et sans effrac-
tion, l'enlèvement d'une bête ayant des entraves, renlèvemenl d'une
bête dépourvue de liens. Un aveu sincère devant le juge ne diminue
(50 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
pas la peine; au contraire, en entendant le coupable avouer sans
scrupule, le juge est porté à le prendre pour un voleur de profes-
sion et à lui infliger en conséquence une compensation plus forte
et même quelques coups de fouets. En général, on n'inflige pas deux
peines au même criminel, selon l'adage : On n'enlève pas deux toisons à
un seul mouton.
La récidive pour le vol entraîne une aggravation de peine selon les
uns, pas selon les autres.
Le brigandage. — Après le vol, c'est le brigandage ou le vol à main
armée qui se pratique le plus souvent chez les Kirghiz. Ce délit se
commet principalement sur le bétail qu'on enlève de vive force aux
yeux des gardiens; mais quelquefois il a pour but le sac d'une ferme,
d'une station et même d'un campement entier, ainsi que l'attaque
d'une caravane. On se sert d'armes à feu, et les brigands sont ordi-
nairement bien montés. Il y a des bandes de brigands régulièrement
constituées; mais, traquées par les cosaques au service du gouverne-
ment russe, elles sont devenues bien rares. Les bandes qui se for-
ment maintenant ne sont constituées que momentanément ; elles se
séparent aussitôt après l'accomplissement d'une attaque ou d'un
pillage projetés. La force des bandes de brigands d'occasion est très
difl"érente ; quelquefois ces bandes comprennent de cinquante à
cent hommes; elles ont alors à leur tête les anciens, les chefs et les
juges eux-mêmes, ccmme on peut le voir dans un arrêt concernant
un brigandage, que nous donnons plus loin.
Il va sans dire que les brigands, si prompts à échapper à la pour-
suite avec leurs chevaux rapides, ne se reconnaissent jamais coupa-
bles devant le juge, si on parvient à les y amener, et c'est presque
toujours le serment oQ"ert par les proches d'une des parties en cause,
qui décide s'il y a lieu d'imposer une composition, ou bien de dé-
bouler la plainte avec les frais au profit du juge.
Il faut distinguer du brigandage les razzias, qui sont de véritables
petites guerres entre tribus, entreprises en vue d'une vengeance. Ces
razzias ou 6a7-a«/a deviennent bien rares.
Le rapt et le viol. — Les Kirghiz étant une nation à mœurs gros-
sières, il n'est pas étonnant que, dans la liste de leurs délits, le rapt
avec ou sans viol occupe une place assez large, malgré tout le respect
LE MEURTRE ET LA MUTILATION. 61
dont la famille est entourée chez eux. On ne laisse guère impuni le
rapt d'une femme, et i'aCFnira se termine ordinairement par le paye-
ment d'un kalym ou bien par l'offre, de la part du ravisseur, d'une
autre femme en échnn2;e.
Le viol se commet sur les hommes comme sur les femmes. Dans le
premier cas, c'est une sorte d'insulle grossière qui accompagne sou-
•vent un acte de violence sur la personne ou la fortune de la victime.
On enlève de force deux, trois moutons, et comme pour humilier leur
possesseur et satisfaire les sentiments d'une vengeance brutale et sen-
suelle, on le viole lui-même. Ces brutalités ne paraissent pas émou-
voir beaucoup, car la victime se contente d'ordinaire d'une légère
composition : 20-40 roubles. Le viol d'une femme est réprimé plus sé-
vèrement : 120 roubles et même davantage. Si les témoins jurateurs
de la partie de l'agresseur attestent sous serment qu'il ne s'est rien
passé, la partie de la femme offensée se déclare, d'après l'usage, satis-
faite, quelle que soit, du reste, la conviction intime qu'elle peut avoir
sur ce qui s'est réellement passé.
Le meurlre et la mutilation. — Nous donnerons plus loin les arrêts
des tribunaux kirghiz concernant quelques cas de meurlre; ils per-
mettent de juger du caractère de ce crime et des circonstances dr.ns
lesquelles il se commet. La société, chez les Kirghiz, ne protège pas la
vie individuelle par des mesures de police. Les ressentiments chez ce
peuple sont vifs et violents. Il est bien naturel, par conséquent, qu'on
y fasse beaucoup moins de cas de la vie d'un homme que dans une
société plus civilisée. Quelquefois, c'est une simple querelle qui dégé-
nère en meurtre; souvent c'est la jalousie, le désir de posséder la
femme d'autrui, un ancien ressentiment, le devoir de venger des
torts commis envers ses proches, qui suscitent le meurtrier, et bien
souvent aussi c'est simplement la cupidité, le désir de s'emparer des
biens d'autrui par violence, qui pousse au meurtre. Tous ces cas sont
traités d'après les mêmes principes excessivement simples. Le meurtre
volontaire et involontaire d'homme doit être payé par le coupable ou
ses proches, au prix du sang (khun), dont le maximum est d'un
millier de moutons, moitié gnnds, moitié jeunes, et dont le minimum
dépend de l'entente intervenue directement entre les intéressés. L'of-
fon.se est prouvée par l'alte^.tation sous serment du fait impliqué ; à
62 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
défaut do quoi, l'accusation est mal fondée et le plaignant est débouté.
Les mutilations corporelles se produisent souvent au milieu des
mêlées et des bagarres qui surgissent parmi lesKirghiz en dilTérentes
circonstances: la femme, le bétail, le pâturage, l'eau, etc. Une mutila-
tion est traitée par les tribunaux selon sa gravité, comme la mort d'une
partie du corps, et, en conséquence, elle est évaluée, afin de fixer la
composition due par son auteur, comme partie du khwi, qui est le prix-
du sang d'un homme assassiné. Telle mutilation, comme, par exemple,
la rupture de toutes les dents ou l'aveuglement, est censé par ce peu-
ple, qui se nourrit de la viande et ne connaît pas encore l'art de
substituer les dénis ni les yeux artificiels, comme équivalant à l'assas-
sinat. Pour toute blessure grave qui entraîne la perte d'un organe ou
d'un membre, il faut payer la composition selon la taxe; mais la vic-
time ou sa partie peut toujours s'entendre avec ses adversaires pour
faire la paix, moyennant un prix considérablement au-dessous de
celte taxe. Cette taxe n'est pourtant pas très élevée; ainsi le nez est
apprécié à 200 roubles, les oreilles de même, l'œil à 1,000 roubles, la
jambe ou le bras à 400 roubles. Cette taxe est celle des mutilations
infligées aux hommes, tandis que pour celles qui sont perpétrées à
l'égard des femmes, on n'en prélève que la moitié. Chez les Karakir-
ghiz, la taxe est encore moins élevée. Quant à l'accommodement à
l'amiable, les taux en sont très différents. Quelquefois, on se mon-
tre content de recevoir 80 roubles pour un œil crevé ; quelquefois,
vu la parenté, on tend la main comme signe de réconciliation sans
rien exiger. C'est pour ce motif, peut-être, qu'on dit entre les Kir-
ghiz : Les parents se battent, mais ne se répugnent pas, parce que le fait
d'avoir obtenu en justice la compensation entraîne souvent des re-
présailles de la part de ceux qui avaient à en supporter les frais.
L'escroquer'ie. — • Ce genre de délit, propre à une civilisation plus
avancée, n'est pas tout à fait ignoré des Kirghiz, bien qu'ils préfèrent
se servir, dans cet ordre de choses, de voies plutôt violentes que
raffinées. L'escroquerie, chez les Kirghiz, consiste soit à se servir
clandestinement d'un sceau d'autrui afin de fabriquer un faux, s-oit à
prélever subrepticement sur un contribuable plus qu'il ne doit, soit à
vendre une bêle volée, soit, enfin, à éviter ses obligations par de
faux-fuyants. C'est le serment des jurateurs qui décide, dans tous ces
LE SORTILÈGE. 63
cas, s'il y a lieu ou non de satisfaire à la réclamalion du plaignant.
Dommages causés à la propriété (ïautrui. — Les Kirghiz se prêtent
entre eux leurs animaux, surtout des chevaux et des chameaux, et
ils ne les traitent pas toujours avec beaucoup d'égard : on les sur-
mène, on les abîme et même on les tue pour les manger. C'est là un
délit distinct : dommages causes au bien d'autrui. Les troupeaux des
Kirghiz se dispersent sur une grande éU ndue et il arrive souvent que,
tantôt un parchet de luzerne ou de froment, tantôt une meule de foin
mal gardée deviennent l'objet de leur déprédation, ce qui constitue
pour leurs propriétaires le délit du même genre. Un campement qui
viendrait faire paître ses troupeaux dans un endroit appartenant à un
autre campement serait également accusé du délit d'endommager le
bien d'autrui. Dans tous ces cas, on évalue le montant du préjudice
causé et, s'il n'y a pas une entente à l'amiable, on porte la plainte
devant le juge, qui décide selon les procédés que nous avons indi-
qués. 11 n'entre pas, dans celte procédure, l'idée du châtiment, et
on vise simplement à dédommager la partie lésée par la condamnation
de la partie coupable à une amende strictement conforme au préju-
dice causé, plus aux frais de justice. Il est assez curieux que l'usage
permette de couper la queue aux animaux qui se fourvoient dans les
pâturages en dehors des limites qui leur sont assignées, mais l'usage
n'est pas général.
Le sortilège. — Les Kirghiz gardent fidèlement plusieurs des
croyances et des préjugés du moyen âge. Us croient à l'existence des
esprits malins et impurs qui nuisent à l'homme par leui- propre ini-
tiative, et dont certains hommes et certaines femmes savent se servir
pour nuire à leur prochain. Les sorciers sont généralement respectés
parmi les Kirghiz, parce que, ayant pouvoir sur les esprits malins qui
font surgir les maladies, ils peuvent, selon la croyance populaire, en
délivrer l'homme, et que, d'ordinaire, ils se servent de ce pouvoir pour
le bien de leur prochain. Mais les Kirghiz croient qu'un tel ennemi ou
l'homme malveillant, sans être sorcier, peut nuire à son prochain à
force de supplications adressées aux esprits malins, ou par l'exorcisme,
l'abjuration, l'emploie de certains remèdes, de la mauvaise écriture
et de certains objets pouvant devenir des talismans. Dans ce dernier
cas, on ne craint pas de porter plainte au juge. Le plaignant accuse un
G4 LE DROIT COUTUMIER DES KIR6HIZ.
tel d'avoir, par son commerce avec les esprits malins, tué sa femme
ou bien de lui avoir enlevé la faculté de jouir de la vie conjugale.
L'accuse se défend en déclarant qu'il n'a rien fait pour nuire au plai-
gnant, mais c'est toujours le serment qui décide s'il y a lieu ou non
de satisfaire le demandeur , à moins qu'il ne recule lui-même devant
l'épreuve. En cas de condamnation, on fait payer au prévenu ou à
ses proches une composition qui serait, pnr exemple, de 400 roubles
pour la privation présumée de la faculté requise pour la vie conjugale.
La calomnie. — Les Kirghiz ne sont pas particulièrement sensibles
à la calomnie ; ils ne défendent pas l'honneur attaqué, et n'aiment pas
à dépenser de l'argent à la suite d'une calomnie. Ils ne ressentent que
la calomnie qui s'est traduite par une plainte au tribunal non justifiée,
ou bien par une dénonciation fausse qui fait perdre de l'argent à la
partie incriminée. Aussi la calomnie, même sous cette forme, n'est-
elle pas punissable; seulement, la victime garde le droit de réclamer
l'argent qu'elle a dû dépenser ou a été condamnée à payer à la suite
d'une calomnie. Un homme en dénonce un autre pour avoir tué son
frère et réclame de lui le payement du khnn ; si l'instruction prouve
qu'il s'agit d'une pure calomnie , on repousse alors la plainte du ca-
lomniateur et on lui fait en sus payer les dépenses qu'a encourues le
calomnié pour se justifier; ou bien un homme accuse faussement la
femme d'un autre d'avoir conspiré contre son mari ou de lui avoir
joué quelque mauvais tour; ce dernier administre à sa femme une
forte correction; mais si elle parvient à démontrer son innocence,
son mari se croit en droit de réclamer alors du calomniateur quelques
roubles pour la peine qu'il s'est donnée.
CHAPITRE IX.
Les peines. Différontcs esprces de composition. Khnn. Dommages-intérêts.
Peines corporelles. Circonstances aggravantes et atténuantes. Prescription.
Lespei7ies. — Ce n'est pas pour calmer le courroux céleste, ni pour
obéir à l'idée abstraite de justice, ni pour défendre les intérêts de
l'Etat que les Kirghiz infligent des peines aux coupables; ils le font en
vue de rétablir l'équilibre d'intérêts entre le malfaiteur et la partie
lésée et d'amener ainsi la paix momentanément troublée. Aussi leurs
peines, à part quelques exceptions, ne sont pas cruelles; s'ils y met-
tent quelquefois de la cruauté, c'est quand le ressentiment est poussé
à bout contre un véritable ennemi de leur société. Les Kirghiz ne
construisent pas de prisons et c'est par exception qu'ils infligent des
peines corporelles; ils pratiquent, en revanche, très largement le sys-
tème de composition, commun à beaucoup de peuples primitifs.
Composilion. — La forme de punition la plus populaire et le plus lar-
gement appliquée est la composition : c'est l'amende privée. Les Kir-
ghiz se sont montrés fidèles à l'idée primordiale de la justice, laquelle,
d'après Littré, n'est autre que celle de compensation, de dédommagement,
d'indemnité, conséqucmracnt d'égalité à établir ou à rétablir entre les personnes.
La composition est appliquée à toute espèce de délit, sans en excep-
ter le plus grave, le meurtre; elle porte alors le nom spécial de khim,
comme nous le verrons tout à l'heure.
On distingue trois espèces de composition propre , lesquelles sont :
alloue, terken et togûs.
Vattone (at = cheval, tone = robe) est infligé pour de légères offen-
ses; le terken est réservé pour le vol du bétail ; le togi'(S pour les délits
immoraux.
Vatt07ie était autrefois la rançon ordinaire d'un voleur arrêté, mais
6
66 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
qui ne voulait pas être traduit devant le juge; il consistait, comme son
nom l'indique, dans la remise d'un cheval et d'un habit. Le mot s'est
maintenu dans les sentences, et, maintenant, une composition décré-
tée par le juge sous le même nom peut bien consister en une seule
vache ou en un seul mouton.
Le terken oblige le voleur d'une bête à la tendre avec une et même
deux autres bêtes en plus. Dans quelques localités où le vol des ani-
maux est un véritable fléau, le terken s'élève jusqu'à sept fois le nom-
bre des bêtes enlevées.
Le togfis comporte neuf bêtes différentes, depuis un chameau jus-
qu'à une brebis, et, selon l'espèce d'anim.'il qui est mis en tête, il est
distingué par des surnoms; ainsi , tua-togûs et le togi'S , à la tête du-
quel se trouve un chameau ; at-togiis est le togûs où le meilleur ani-
mal, dans la combinaison, est un cheval; siir-togiis , si c'est une va-
che qui prime et ainsi de suite.
Il y a aussi des togi'is dites sans-cornes; ils comprennent neuf piè-
ces de vêlements et d'objets divers.
Pour les délits graves, comme la mutilation, l'enlèvement d'une
fille, on impose un double et même un triple togi'(s.
Toutes ces compositions varient selon la localité et njême les opi-
nions personnelles des juges ou des vieillards appelés à se prononcer.
Le khun ou le prix du sang constitue la plus forte composition,
laquelle est réclamée par la fan)ille de la victime d'un meurtre avec
l'appui, s'il est nécessaire, du campement et même de la tribu du
défunt toute entière. Le non payement du khim entraîne une ven-
geance sanguinaire de la part de la tribu lésée. Si la victime et l'as-
sassin appartiennent à des tribus différentes, il doit être procédé à un
règlement entre les deux tribus ; si le meurtre est commis dans le
sein d'une même tribu, ce sont les campements ou les différents grou-
pes de familles, ou bien des familles qui ont à s'entendre sur la ques-
tion du khun. A défaut d'une entente, la question est portée devant
la réunion des juges qui ont à se conformer à l'usage. Nous donne-
rons plus loin des arrêts concernant la réclamation du khun.
Après la déduction de quelques centaines de roubles dépensés pour
l'enterrement et les offices des morts, le montant du khun revient,
paraît-il, à la communauté ou au camp de la famille de la victime,
COMPOSITION. 6/
bien que ce ue soit pas une règle générale. Aussi ce n'est pas la
propre famille de l'assassin seule, mais le camp, et quelquefois même
un groupe de familles constituant la tribu entière, qui contribuent au
payement du khim. Cette règle n'est pourtant pas observée bien rigou-
reusement; il arrivcque la famille de la victime seule bénéficie du
khun remboursé, comme il n'est pas rare que la famille de l'assassin
seule soit appelée à en couvrir les frais, il arrive parfois que, sur la
plainte de la partie de la victime, les juges ne trouvent pas équitable
de réclamer le khwi des parents de l'assassin, qui refusent à se recon-
naître ; les juges, évidemment inspirés par les notions modernes, ont
fait valoir la raison qu'il n'est pas juste de rendre quelqu'un respon-
sable de la faute d'autrui. Il est probable que de telles décisions sont
dues à l'influence croissante exercée par les lois russes. On n'exige pas
un khuti si la victime n'a point de parents pour en réclamer le paye-
ment, ce qui fait qu'un Kirghiz qui n'a pas de parents ne conserve sa
vie que d'une manière bien précaire. Lors même que les membres
d'un camp et d'une communauté bénéficient du khun sans distinction,
les parents seuls peuvent réclamer la composition, ce qui s'explique
en partie par le danger qu'il y a à réclamer vengeance pour le meurtre
d'un parent. ,
Nous avons vu, dans la première partie de cette étude, qu'un ser-
viteur, dans une famille kirghiz, est traité comme un de ses membres;
de là, certainement, vient l'obligation pour le patron de payer \ekhun
pour son serviteur, si celui-ci venait à succomber au froid, à la faim
et même aux blessures, en perpétrant un vol auquel il a pu être amené
par la nécessité.
Nous avons vu également que le propriétaire d'une tente peut être
condamné à payer le khun pour un étranger trouvé près de sa de-
meure, mort de faim ou de froid, à défaut des soins commandés par
les devoirs de l'hospitalité.
Le montant du khun est le même pour le meurtre de tout homme,
qu'il soit noble ou roturier, grand ou petit, innocent ou criminel,
majeur ou mineur, ce qui prouverait que les kirghiz ont, par mstinct,
une juste notion de l'égalité des hommes. Mais la femme, selon les
Kirghiz, est inférieure à l'homme, et, pour le meurtre d'une femme,
fùt-elle la compagne de l'assassin, on ne paie que la moitié du khun.
68 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
Le montant du khun ne dépend ni du sexe ni de l'âge de l'assassin,
ni de l'influence que pourrait exercer sur son acte l'emploi des bois-
sons excitantes, ni même un juste ressentiment et la nécessité de se
défendre. Ce dernier point n'est pourtant pas généralement admis.
Le montant du khun, dans la province de Syr-Daria, est d'un millier
de moutons, grands et jeunes par égale moitié. Cela fait, en valeur
monnayée, de i{,000 à 2,500 roubles. La composition de ces mille têtes
de petit bétail varie légèrement : on y fait entrer un certain nombre
de brebis, de chèvres, de chevrettes, selon les vues et l'expérience des
juges on des parties intéressées.
11 y a un supplément à fijouter au khun, si la victime a été aban-
donnée en proie aux oiseaux ou aux bêtes sauvages.
Le khun légal ou coutumier paraît être considéré par les Kirghiz
comme étant, dans maintes occasions, de beaucoup trop fort, et les
parties intéressées s'entendent volontiers pour en rabattre une partie.
Même dans les contestations portées devant le tribunal, la partie lésée
se contente très souvent d'un khun, composé d'un nombre de mou-
tons bien inférieur au millier consacré. Le khun peut être racheté
par le don d'une fille ou d'une parente de l'assas.sin, si la famille lésée
y consent.
Les dommages-intérêts. — Pour les blessures, les fractures, les muti-
lations et toute espèce de lésions corporelles, on inflige des dommages-
intérêts qui sont également évalués dans les fractions du khun, et qui
peuvent, dans certaines occasions, atteindre la valeur du khun entier.
Outre la composition, qui est exactement déterminée par les usages,
selon la gravité du cas, l'auteur de la violence est tenu à faire traiter
la victime à ses frais, et à lui sacrifier, pour sa nourriture, un mou-
ton. La peau de ce mouton sert à panser la plaie, sur laquelle on
applique les poumons de l'animal sacrifié. Voici quelle est la valeur
de la composition infligée pour différents genres de blessures : pour
une blessure entraînant la perte d'un membre, du bras ou de la jambe,
l'auteur de la violence, ou ses proches, ont à donner deux cents mou-
tons; pour la fracture de deux membres, le khiin entier est imposé;
pour avoir crevé l'œil, on paye une moitié du khun ; pour avoir endom-
magé l'œil, de cent à cent cinquante moulons; pour l'aveuglement, le
khun entier. Pour la morsure à la main, dix moutons; pour avoir coupé
LES PEINES CORPORELLES. 69
un doigt, un dixième du khun; pour une articulation du doigt, un
trentième du khun ; pour une dent cassée, un vingtième du khun ; pour
toutes les dents cassées, ainsi que pour la langue coupée ou arrachée,
\e khun entier. Pour les mutilations analogues infligées aux femmes,
on est passible de la moitié des compositions précédentes.
L'avortement causé à une femme par son propre mari n'entraîne
pas de peine, mais le même accident, provoqué par un autre homme,
est puni par la composition, selon le sexe de l'avorton et sa taille. Elle
est, depuis deux, trois chameaux, jusqu'à la moitié an khun pour
l'avorton mâle.
Les peines corporelles. — Outre les compositions, les Kirghiz em-
ployent, comme moyens de répression pénale, le fouet et le bâton.
On se sert principalement de ces moyens en famille pour corriger l'in-
conduite. Il n'est pas dans l'usage de compter le nombre des coups
portés; on rosse le coupable jusqu'à repentance; mais on prend garde
de ne pas battre jusqu'à ce que la victime succombe, parce qu'il y
aurait alors à payer le khun, comme pour l'homicide.
Quiconque est saisi en flagrant délit de vol est battu sans considé-
ration d'âge, ni de rang. Dans ce cas, les Kirghiz se laissent facile-
ment entraîner par leur ressentiment, et ils se montrent quelque-
fois bien cruels. On a vu des voleurs laissés pendant quelque temps
sur la braise. On raconte même que, pour le vol, ainsi que pour
l'adultère, on étendait la victime sur le sol, la face tournée vers le ciel,
les mains et les jambes attachées, et qu'on faisait passer sur elle un
troupeau de moutons, serré, et plus ou moins nombreux. Empressons-
nous d'ajouter que de telles atrocités ne sont guère en usnge ; elles n'ont
jamais été tolérées par le gouvernement russe, qui s'eff'orce d'adoucir
les mœurs, tout en respectant le droit coutumier. Au reste, comme
nous allons le voir, on a déjà résolu, parles dispositions récentes, de
soumettre l'homicide, chez les Kirghiz, au droit pénal en vigueur dans
le reste de l'empire russe.
Circonstances aggravantes et atlénuanles. — La préméditation aggrave
la faute, tandis que, au contraire, l'état de l'excitation, l'emportement,
l'étourderie et l'ivresse, dans lesquels une action préjudiciable peut
être commise, sont considérés comme autant de circonstances atté-
nuantes. On tient compte aussi des services rendus et du respect
70 LE DROIT COUTUMIER DES KIR6HIZ.
qu'avait obtenu l'accusé avant son délit. Un délit commis dans la
steppe, dans un lieu découvert, pendant le jour, est moins grave que
la même action commise sous la tente et pendant la nuit. La pauvreté
du délinquant n'est pas considérée comme une circonstance atténuante,
parce que c'est_ la tribu entière qui est censée répondre des délits
commis par ses pauvres. Un pauvre peut être astreint de payer le délit
en livrant sa fille s'il en a une. Les personnes qui remplissent une charge
publique ne sont pas punies, pour leurs crimes, plus sévèrement que
les particuliers. Pour un crime commis par un homme temporaire-
ment irresponsable de ses actions, ses proches répondent; personne
ne répond d'un crime commis par un fou de naissance ou par un
sourd-muet.
Les parents sont responsables des crimes commis par les mineurs,
les maris de ceux de leurs femmes. Les femmes ne répondent pas de
leurs maris. Les héritiers des criminels décédés répondent même sur
leur part de l'héritage. En général, la responsabilité matérielle pour
un crime commis s'étend jusqu'à la septième génération inclusivement.
Celui qui participe au crime est d'ordinaire puni comme l'accusé
principal; les meneurs sont traités à l'égal de ceux qui les ont suivi.
L'instigation est mal vue par lesKirghiz, mais ils ne punissent pas les
instigateurs conformément à l'adage : est puni celui qui a battu, non celui
qui a fait battre.
Les receleurs sont traités comme des voleurs; mais un recèlement
sans mauvaise intention n'est pas coupable. On estime comme com-
plice du vol celui qui n'a pas voulu livrer le voleur, fût-ce son propre
fils ou son père; on traite aussi de complice celui qui a vu le crime
se commettre, et qui n'en a rien voulu dire dans l'instruction. Pour
un dommage causé par mégarde on fait payer des dommages-inté-
rêts.
Prescription. — Les Kirghiz ne connaissent pas la prescription dans
le sens attaché à ce terme dans les codes pénals européens. Comme
nous l'avons pu voir (1), la prescription en matière pénale, chez les
Kirghiz, porte le nom de salavate, ce qui veut dire une amnistie géné-
rale ou conclusion de la paix. Ce sont quelques grands événements qui
(1) Voir page 55 et suivantes.
PRESCRIPTION. 71
provoquent la résolution générale de faire oublier tous les griefs dont
on aurait à se plaindre. Tout ce qui est arrivé de fâcheux antérieure-
ment à une telle date mémorable (1) est voué à l'oubli et au pardon.
(1) Comme, par exemple, l'occupation du territoire par les Russes.
CHAPITRE X.
Arrêts des tribunaux kirghiz : trois cas de vol, un cas de brigandage, deux
cas de meurtre, un cas d'assassinat et de meurtrissures, l'exécution de la
sentence, les changements récents dans le droit coutumier pénal.
Pour justifier ce qui a été dit précédemment, nous croyons devoir
donner quelques exemples typiques des arrêts rendus par les tribu-
naux kirghiz de la province du Syr-Daria. Vu la difficulté des noms
propres et leur peu d'intérêt, nous les remplacerons par les initiales,
en faisant seulement remarquer que, dans leurs citations des noms
propres des personnes, les juges kirghiz ont l'habitude d'indiquer,
après le nom de l'individu, celui de son père, le numéro du camp
(aoûl) et l'appellation de la communauté auxquels il ressort; par
exemple :Foutchûsh-bay('l)Fuka-bay, du camp n° 5 de la communauté
Kara-Koul. Pour rendre le cas plus clair au lecteur français, nous
substituerons les pronoms personnels, qui abondent dans les arrêts,
par l'indication plus précise, qu'il s'agisse du plaignant, du défendeur
ou de leurs parties.
Le vol. — 1) « Le 4 décembre 1883, le kirghiz A., du camp n° 3, de la com-
munauté D., déclare que les Kirghiz J. et B., du camp n° 5 de la communauté K.
lui avaient volé une chamelle portante , valant 60 roubles. Après avoir invité
les parties, et après nous être rendu compte du cas, nous décidons : d'évaluer
la chamelle à 40 roubles ; le petit qu'elle portait, à 10 roubles, et les dommages-
intérêts à 10 roubles; le tout à 60 roubles. Ngus décidons ensuite de déférer le
serment à une des parties, selon le choix du plaignant, parmi les parents (des
personnes mises en cause) de la troisième génération. »
2). Le Kirghiz M. porte plainte, devant les juges de la commu-
nauté A., contre le Kirghiz I. pour le vol d'un cheval.
Comme le défendeur ne se reconnaît pas coupable, le serment est
(1) La terminaison bay , corrompue de bey , est ajoutée souvent par politesse
à tout nom masculin.
LE BRIGANDAGE. 73
déféré à son fils Si le fils du prévenu prête le serment dans le délai
d'une semaine, le prévenu sera acquitté; dans le cas contraire , il
aurait à donner la satisfaction réclamée par le plaignant.
3). Le Kirghiz S., du camp n" 3, de la communauté S., vient de déclarer que
le Kirghiz B. lui a volé quatre chameaux; et, quand S. les a trouvés chez B.,
loin de les lui rendre, B. l'a outragé et l'a battu. Les recherches ont coûté à
S. 70 roubles. Interrogé, le Kirghiz B. déclare qu'il n'avait point volé les cha-
meaux chez S., le plaignant, et qu'il possède encore un des chameaux que S.
a vu chez lui. B. nous a exhibé ce chameau. S. répond que le chameau qu'il a
vu chez le défendeur n'est pas le même que celui qu'il présente maintenant.
Arrêtons : accorder à S. de prendre, comme témoin jurateur, un de ses pa-
rents de la troisième génération, et que ce soit le Kirghiz A., selon le désir du
défendeur. Si le plaignant amène ce témoin, et si celui-ci prête le serment,
B. aura à lui rendre les quatre chameaux et à payer, en sus, 70 roubles de
dommages-intérêts ; dans le cas contraire, S. sera déboulé. (Suivent les sceaux.)
Le brigandage. — Le Kirghiz A., chef do la communauté J. , dé-
clare, à la réunion extraordinaires des juges du district de Kuramy,
que le Kirghiz N., le ci-devant ressortissant au camp A., et l'ancien J.,
avec le concours de cinquante-cinq autres Kirghiz, ont attaqué sa
* maison, et, après avoir enfermé sa famille dans l'intérieur, lui ont
infligé des coups de bâton et ont enlevé quatorze chevaux, dont
quatre seulement lui ont été restitués ensuite.
L'instruction a relevé que, du nombre des cinquante-cinq hommes
impliqués dans l'affaire, dix appartenaient à la communauté D., et les
quarante-quatre autres, à la communauté J.
Tous les prévenus déclarent n'avoir point attaqué la maison de A. , ni lui
avoir enlevé ses chevaux.
Comme les défendeurs ne se reconnaissent pas coupables , conformément à
notre usage, nous déférons le sermerit : à quatre personnes du nombre des
quarante-quatre hommes de la communauté J., et à une personne choisie parmi
les dix hommes impliqués de la communauté D. Si ces cinq personnes jurent
qu'ils n'ont pas attaqué la maison de A,, et ne lui ont pas enlevé ses chevaux,
on déboutera le plaignant; dans le cas contraire, on obligera les défendeurs à
payer au plaignant le coût des dix chevaux volés, à 20 roubles chacun = 200 rou-
bles, et l'amende de 200 roubles, total : 400 roubles; on mettra ensuite en prison
pendant trois mois les chefs de la bande Kirghiz N. et l'ancien J., pour avoir
commis un acte illégal.
L'indemnité en faveur des juges est de 40 roubles (1). (Les sceaux.)
(1) Il n'y avait pas d'autres interventions du tribunal dans cette affaire.
74 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
Le meurtre. — 1) Le kirghiz 0., du camp K., a déclaré que,
le 27 décembre 1883, son père I., se rendante un autre camp, ren-
contra en chemin le Kirghiz K. et un de ses amis S., du camp n° 7,
près des Kuvang, sur le territoire appelé Teck. K. et S. se jetèrent
sur I. (le père du plaignant), le battirent et le blessèrent aux doigts
ainsi qu'à d'autres parties du corps. I. rentra au camp et raconta ce qui
s'était passé. Le plaignant (le fils de 1.) se rendit ensuite à Kasalinsk et
rapporta l'accident au chef de la communauté, lequel lui répondit que
le cas serait jugé d'après la loi. Le plaignant rentra incontinent chez
lui et trouva son père à la mort. Le lendemain, ce dernier décéda.
Les gens qui ont lavé le cadavre et qui ont enlevé des doigts les
bandes et tout ce qui s'y trouvait, se tiennent prêts à attester que ses
doigts étaient couverts de ploies. Les noms de ces gens sont : K., S.,
et B.
Le Kirghiz 0. demande qu'on fasse payer aux prévenus le khun de
son père et 200 roubles de dommages-intérêts qu'il a eus à supporter à
ce propos. Le défendeur K. a déclaré que la victime I. l'avait battu en
1882à propos d'une fiancée; il lui avait fendu lecrâne, disloqué le bras,
et avait en outre maltraité son fils B. Ces faits se passèrent au camp
Kukurtly. Pour cet outrage, K. a porté plainte devant le chef A., qui
donna l'ordre de remettre le cas à la décision des trois juges. Les juges
n'ont pas décidé en sa faveur. En 1883, quand il rentrait du Kasalinsk,
le défendeur K. aperçut dans le camp d'Aral quelques cavaliers, dont
l'un est allé au devant de lui. Ce cavalier ressemblait à I. (la victime),
dans sa pensée, du moins. L'ayant aperçu, le cavalier tourna bride et
se perdit dans la foule. Le défendeur n'a pas battu le défunt, et il ne
connaît pas les hommes qui ont été avec lui. Pour cette cause, ~ la
suite d'une plainte mal fondée, — il a dépensé 230 roubles 25 kopeks.
Sur la foi des témoignages des parties et d'un commun accord , nous avons
arrêté : déférer le serment aux quatre parents de la septième génération d'une
des parties en cause. Si le demandeur se trouve en état de faire déposer en sa
faveur quatre témoins parmi ses parents de la septième génération, et de
prouver ainsi la justesse de sa réclamation, le défendeur sera condamné, con-
formément à l'usage kirghiz, à payer : pour le khun, un millier de moutons,
dont cinq cents grands à 3 roubles, total : 1,500 roubles; et cinq cents jeunes
moutons à 2 roubles = 1,000 roubles, total : 2, .500 roubles, et 100 roubles de
dommages-intérêts; en tout 2,000 roubles. Si c'est la partie du défendeur qui
LE MEURTRE. 75
prête le serment, le demandeur sera débouté de sa plainte, et on lui imposerait
100 roubles de dommages-intérêts en faveur du défondeur. (Le 27 janvier).
Quelque temps après, sur le même cas, eut lieu l'arrêt définitif
suivant :
Le Kirghiz 0. a déclaré que le Kirghiz K. a tué son père I, Le pré-
venu ne s'est pas reconnu coup:?ble, et, en conséquence, le serment
fut déféré aux parents de la septième génération d'une des parties,
au choix du plaignant. Les deux parties acceptèrent cet arrêt.
Le défendeur K. , ayant consenti à la prestation du serment par les
quatre hommes choisis parmi les parents du demandeur, a fait con-
naître son adhésion par l'apposition de sa marque (tamga). La presta-
tion du serment, en présence de tous les juges, fut fixée au 1er niai.
Furent nommés comme jurateurs, de la part du plaignant : A., L,
D. et B. Le plaignant amena les jurateurs le 30 avril, et nous les pré-
senta le ]""' mai, c'est-à-dire au terme désigné. Depuis, une semaine
s'est écoulée, mais le défendeur K. ne se montra pas, et on n'avait
aucune nouvelle de lui.
D'après le droit accordé au peuple kirghiz d'agir selon ses coutumes, nous
rendons l'arrêt définitif :
Pour réprimer de si mauvaises actions et punir le meurtre , vu l'absence du
défendeur au moment fixé pour la prestation du serment parles hommes de la
partie adverse (le serment devenant ainsi sans objet), K. est condamné à payer,
en faveur de O., 2,600 roubles. Si l'accusé n'a pas de quoi payer la somme
exigée, elle doit être réclamée à ses parents jusqu'à la cinquième génération.
Cet arrêt doit être exécuté dans le délai de trois mois. Qu'on exige également
de l'accusé 260 roubles d'indemnité (biylyk) au tribunal. (Sceaux des juges.)
2). Le Kirghiz 0. , tuteur du Kirghiz D. (enfant de trois ans), fit,
devant l'assemblée des juges, cotte déclaration : Le 4 septembre 1884,
son pupille apprit que son frère I. (enfant de neuf ans), s'était enfoncé
un outil (une perche) dans le ventre. S'étant rendu sur le lieu de
l'accident avec son autre frère, D. , trouva que le ventre du blessé
saignait. Le blessé raconta qa'il se trouvait sur une meule de foin ,
quand le Kirghiz S. (enfant), de la communauté T., se battit avec lui
et lui enfonça un bâton dans le ventre. Appelé à s'expliquer, S. ré-
pondit que réellement il avait enfoncé un bâton dans le ventre de la vic-
time, mais qu'il ne s'était pas battu avec elle, et qu'il y avait quatre
témoins qui l'établiraient. 11 avoua ensuite (|ue son frère aîné L (lo
76 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ,
défendeur) avait offert son cheval au médecin, appelé par D., pour
soigner son frère, et qu'il égorgea pour lui un mouton. Le Kirghiz I
(frère aîné de l'auteur de l'accident) reconnut, en présence du tuteur,
ainsi que de cinq autres personnes, que leur outil s'était enfoncé dans
le ventre de la victime par la maladresse de S. L'enfant mourut la nuit
suivante. Après avoir promis de revenir le lendemain, les frères L et
S. (les défendeurs) partirent et ne revinrent plus. Le médecin, après
avoir visité le corps de la victime, délivra au demandeur un certi-
ficat constatant que l'enfant avait péri de mort violente. Sur la foi
de ce certificat, le corps du défunt fut inhumé. Le Kirghiz 0., au nom
de son pupille D., réclama, des frères I. et S., le payement du khun
de l'enfant décédé.
Le défendeur L, de la communauté S., répondit comme suit : son
frère S. faisait paître ses moutons, h la fin de septembre de l'année
passée, pendant que les deux garçons L, âgé de neuf ans, et M., âgé
de treize ans, envoyés également pour surveiller les troupeaux,
jouaient en remontant et en descendant la meule de foin. Tout à coup
le garçon 1. jeta un cri : il était tombé sur le bâton de son frère,
appuyé contre la meule de foin. Le blessé se rendit ensuite dans son
campement. S. (frère du défendeur) ne s'est pas battu avec L (le dé-
funt), et il ne lui a pas enfoncé de bâton dans le ventre. Lui, le
défendeur, n'a pas donné son cheval au médecin, ni égorgé pour lui
un mouton. Personne de sa famille ne s'est jamais reconnu coupable du
malheur qui est arrivé à L
En réponse à la précédente affirmation, le Kirghiz 0., tuteur de D.,
présente le protocole de l'instruction faite par le chef de la com-
munauté S. Des neuf témoins qui ont figuré dans ce cas, trois
appartiennent à la communautés., les six autres à celle de Kalum-
bay. Ces derniers attestèrent qu'ils reconnaissaient effectivement que,
pendant que les enfants jouaient, un bâton se planta dans le corps
de L; les trois témoins de la communauté S., d'autre part, témoi-
gnèrent qu'ils ont vu le défunt quand il était malade, mais qu'ils n'ont
pas entendu que les défendeurs aient jamais reconnu que leur outil
se fût enfoncé dans son ventre. Les juges, d'un commun accord, ren-
dirent cette décision : Les témoignages étant en désaccord, il y a lieu d'éva-
luer, selon la coutume kirghiz, le hhun à 1,000 moutons, dont 400 grands à
UN CAS d'assassinat ET DE MEURTRISSURES. 77
3 roubles, 500 jeunes à 2 roubles, et 100 chevrettes à 1 rouble; total : 2,300 rou-
bles, et il convient de déférer le serment à quatre témoins pris parmi les pa-
rents de la septième génération. Si le plaignant, par ce serment de quatre
jurateurs, prouve son fait, il lui sera payé la somme évaluée pour le khun; si
non, sa plainte sera repoussée. (Les sceaux des juges.)
Second arrêt (définitif) sur le même cas. — Le tuteur de D., le
Kirghiz 0., déclara que le Kirghiz de la communauté S. avait tué le
frère de son pupille. Par l'arrêt du 4 janvier 1885, le serment fut dé-
féré aux parents de la septième génération d'une des parties en cause.
Les deux parties acceptèrent cette décision, et apposeront leurs
tamgas (une marque analogue au lotem des Indiens). Mais, lors du
choix des jurateurs, le défendeur, pour traîner l'affaire en longueur,
prétendit qu'il était mécontent, et qu'il ne pouvait consentir à voir
une personne autre que le père se présenter au nom de D., enfant âgé
de trois ans, pour réclamer le khun. Le défendeur présenta ses objec-
tions au chef du district. Celui-ci ordonna qu'il y eût un représentant
du père de la victime, si son frère, au nom duquel l'affaire se pour-
suit, était mineur.
« Comme le frère de l'assassiné est réellement mineur, nous avons résolu
d'un commun accord, afin de compléter notre premier arrêt, de statuer comme
suit : maintenir le prix du khun comme précédemment à 2,300 roubles; mais
les parents du demandeur se trouvant éloignés, c'est aux parents du défen-
deur que nous déférons le serment. Si les quatre hommes, choisis par l'en-
fant D. et son tuteur parmi les parents du défendeur de la septième génération,
prêtent le serment, le prévenu sera acquitté; s'ils ne jurent pas, il sera con-
damné à payer le prix du sang. S'il n'a pas de quoi payer la somme indiquée,
elle est à prolever sur ses parents jusqu'à la septième génération. Indemnité
pour les juges, 230 roubles. « (Signature.)
Un cas d'assassinat et de meurtrissures. — Les Kirghiz de la com-
munauté Akhtugai (suivent les noms de sept personnes) déclarèrent
qu'en avril i883, lorsqu'ils étaient occupés aux travaux des champs
dans leur propriété Djeugueldikol, qu'ils tenaient de leur ancêtre,
plusieurs hommes de leur communauté, entre autres le chef, deux
juges, quatre anciens, arrivèrent à la tête d'une bande armée, forte
de cent cinquante personnes, et leur cherchèrent querelle. Il s'ensuivit
une bagarre pendant laquelle une femme du nom de Bibi, fille de G.,
et femme de T., fut tuée, et trente trois hommes furent grièvement
78 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
blessés. La fctDmc, en expirant, accoucha d'un fils, lequel mourut le
lendemain, et auquel, selon les rites de Shari'et, on donna le nom de
Bay-Murat. Au nombre des hommes blessés, deux, I. et B., eurent les
bras estropiés. Du nombre de trente trois blessés, les assaillants enle-
vèrent dix hommes et une femme; cette dernière âgée de ving-sept
ans.
Pendant plusieurs jours de suite, ils firent violence à cette femme,
les uns après les autres, entraînant ainsi la rupture de son ma-
riage légal. Toutes les personnes susmentionnées furent dénommées
dans l'acte dressé par l'administrateur de la communauté, ainsi que
par la réunion des juges, qui se rendirent, à cet effet, sur le lieu de
l'accident à la suite d'ordre supérieur. On avait fait mention, dans le
même acte, de la femme tuée et de son fils. Dans cet acte, sur lequel
les plaignants se sont appuyés, il est constaté qu'il a été porté à la
femme quatre blessures graves à la tête. Sur les trente trois personnes
inscrites dans le protocole, il y avait neuf femmes et vingt-quatre
hommes, dont quelques-uns n'étaient pas encore guéris à cette époque.
En suite de cet accident, quarante-cinq familles furent empêchées de
reprendre leurs métiers pendant dix mois, et elles dépensèrent, à la
recherche de la justice, 2,700 roubles (8,100 fr. environ). Les deman-
deurs réclamèrent, des instigateurs de la bagarre, la restitution de leurs
biens volés, et, en outre, des dommages-intérêts.
Par suite, les sept inculpés (suivent les noms) furent invités et
interrogés en présence de tout le peuple. Trois d'entre eux (les noms)
témoignèrent comme suit : Il y eut en effet une bagarre dans l'endroit
susnommé, mais la femme Bibi, que les demandeurs disent être dé-
cédée, vit encore; à cette époque mourut de mort naturelle une vieille
femme de soixante ans, dont les demandeurs ont chargé le cadavre
sur un chameau, et l'ont transporté sur le lieu de la bagarre pour l'y
enterrer. Eux, les défendeurs, n'ont pas violé la femme, comme le
prétendent leurs adversaires; ils l'ont transportée, ainsi que les dix
hommes blessés, après avoir pansé leurs blessures , et les ont remis
entre les mains des juges qui avaient à dresser l'acte.
Le quatrième des inculpés (le chef du village) témoigna qu'il était
absent lors de la bagarre, mais qu'il fut invité à se rendre sur le lieu
de la scène en question par l'homme chargé d'en dresser l'acte. H n'a
UN CAS d'assassinat ET DE MEURTRISSURES. 79
VU ni la femme décédée ni son enfant, et il ne sait rien de la violence
faite à une femme.
Le cinquième des prévenus (le juge D. ) témoigna en ces mots : il
se rendit, dit-il, à l'invitation (d'un représentant de l'autorité) sur le
lieu de la bagarre, il y vit les blessés, mais pas la femme décédée; il
n'y rencontra que l'homme qui l'avait invité à y venir, sans savoir ce
qui l'y avait amené; les juges qui ont dressé l'acte accueillirent de K.
(l'un des inculpés), sous quittance^ la femme (Tendjbick) et les dix
hommes blessés; il n'a pris aucune part à la rixe.
Le sixième prévenu (le juge N.) témoigna qu'il travaillait aux champs
au moment où la nouvelle d'une querelle lui est parvenue; il se rendit
sur le lieu de l'accident, mais arriva après la fin de la bagarre; il a
bien vu dix hommes blessés et une femme également blessée sous la
charge de K., mais il ne sait rien de plus.
Enfin, le dernier prévenu a également tout nié. D'après celte dépo-
sition des témoins, nous, les juges de la session, nous décidâmes de
nommer desjureurs, dans ce cas, pour savoir la vérité, conformément
à l'usage Kirghiz. Le droit d'opter entre les parties, pour savoir de
quel côté on avait à prêter le serment fut laissé à Bolak-Assan (clan).
On nomma cinq jureurs consanguins, dans la septième génération
d'une des parties en cause. Les serments à prêter furent distribués de
la façon suivante : deux serments à prêter pour le khiin (le prix du
sang) de la femme Bibi, déclarée morte, lequel est évalué à quinze
cents roubles (environ 4,500 fr.); un serment unique pour le sang du
garçon nouveau-né, nommé Bay-Murat, mort le lendemain, lequel est
évalué à mille roubles; un serment unique en attestation du fait pré-
sumé, que le chef du village. S,, et ses compagnons, après s'être mis
à la tête d'une bande de cent cinquante hommes, ont occasionné
l'échauffourée et violé, pendant plu.sieurs jours, la femme nommée
Tendjbick, ce qui implique la rupture de son maringe. Du montant
des dommages-intérêts, évalué par les demandeurs h 2,700 roubles,
nous avons défalqué 700 roubles; et pour les 2,000 qui restent, nous
avons fixé un millier à prélever sans serment, et un millier à prendre
sous la sauvegarde d'un serment unique. Si la partie lésée, au moyen
des serments imposés à cinq jureurs pris dans la septième généra-
tion de leurs consanguins, prouve la justice de leur plainte, les sept
80 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
personnes susmentionnées auront à payer 4,300 roubles. Si le chef du
village S., les juges et un ancien sont ainsi reconnus coupables de
réchauflfourée amsi que de la violence faite à la femme T., ils feront
l'objet, en tant que personnes ayant charge publique, d'un rapport
spécial au chef du district, afin qu'ils soient punis. Il faudra aussi
prouver que les cent cinquante hommes inculpés avaient pris réelle-
ment part à la bagarre. S'il en est ainsi, chacun d'eux aura à payer,
en faveur du fisc, une amende de 3 roubles, soit 450 roubles en
tout; cette somme sera employée pour les besoins des pauvres
mussafires (étrangers), afin qu'ils adressent au Tout-Puissant la
prière de donner une longue vie à Sa Majesté impériale, notre
czar blanc. Quant aux deux personnes qui ont été blessées au bras,
les -défendeurs sont chargés d'en avoir soin depuis l'an 1884 jus-
qu'à 1885, afin de pouvoir constater, durant ce délai, les suites de
leurs blessures; si pendant ce délai ils ne sont pas guéris, on les fera
examiner par le médecin du district; il en sera fait rapport à l'auto-
rité supérieure. Du nombre des personnes mentionnées dans !e pro-
tocole dressé par le tribunal , à savoir neuf femmes et vingt-quatre
hommes, les femmes sont acquittées, et les hommes auront à payer
chacun 10 roubles, en tout 240 roubles. Cette somme est à ajouter à
celle de 450 roubles en faveur du fisc, pour être employée aux besoins
susindiqués.
Si, par contre, les serments sont prêtés par la partie des défendeurs,
Sirgly-Bay et ses cent cinquante compagnons seront acquittés, et on
déboutera le clan de la tribu Bolak-Assan de sa demande du khim et
du reste, sauf les 1,000 roubles de dépense adjugés sans serment,
dont un dixième revient aux juges; 240 roubles d'amende seront à
prélever sur le clan Bolak-Assan. Si la partie des défendeurs n'ac-
cepte pas les serments, toute la somme susindiquée (4,500 roubles)
sera exigée des sept inculpés principaux; s'ils n'ont pas assez de for-
tune pour payer la somme exigée, elle sera perçue aux frais de leurs
parents jusqu'à la cinquième génération; s'il ne se trouve pas chez
tous ces parents de fortune suffisante pour acquitter la somme exigée,
elle sera perçue aux frais des membres du campement (aoûl) dont ils
sont les anciens. Chacun des cinq jureurs désignés devra prêter son ser-
ment d'une manière parfaitement claire concernant l'objet sur lequel
l'exécution de la sentence. 81
porte son serment, qu'il s'agisse du khun, ou de la violence faite à- la
femme, et ainsi de suite. Chaque jureur doit savoir exactement sur
quel point de cette cause il prête son serment; et si l'un d'eux se
refuse de prêter le serment qui lui est déféré, on aura à payer la
somme afférente à son serment. Le délai pour la désignation des
jureurs et la prestation des serments est fixé à trois jours. Si Tune
des parties présente ses jureurs dans le délai indiqué, landis que
l'autre partie ne le fait pas, il y aura lieu de rendre un arrêt définitif
selon la loi. Si l'on apprenait, par la suite, l'existence de la femme
appelée Bibi, le clan Bolak-Assan aurait à restituer l'argent payé pour
le prix de son sang, ainsi que pour celui de son fils nouveau-né, et il
aurait aussi à répondre du parjure devant l'autorité publique. Cet
arrêt, après son inscription dans les livres et l'apposition des sceaux,
est à remettre entre les mains du chef du district. La partie qui perd
aura à payer 450 roubles au profit des juges.
L'exécution de lasentmce. — L'exécution de l'arrêt judiciaire s'ac-
complissait autrefois par le ministère d'huissiers (djiguites)(i), les mêmes
qui sont chargés d'amener le coupable, ou bien par des particuliers
volontaires qui recevaient, pour ce service, une récompense du vain-
queur dans le procès, c'est-à-dire celui qui bénéficiait de l'arrêt. Vu
les graves difficultés et les lenteurs qui furent les conséquences de
cette manière de procéder pour l'exécution des arrêts, le gouverne-
ment russe y a fait intervenir l'administration locale, et ce sont les
chefs électifs des campements ou aoùls, qui sont appelés maintenant
à s'occuper de cette besogne. D'après le nouveau régime, l'arrêt du
juge a plus de chance d'être exécuté, pourvu que le défendeur ne
parvienne, moyennant un bakchich, à s'assurer les bonnes grâces du
chef de son campement, dans leqael cas la tâche du vainqueur dans
le procès ne devient pas plus facile.
Ce sont, en général, les parents et les proches du condamné à la
composition qui répondent avec leur bien, dans le cas où ce dernier
serait insolvable. S'il ne se trouve personne pour acquitter la compo-
sition imposée , l'accusé doit payer en donnant sa fille , ou plutôt le
(1) Littéralement cavaliers intrépides.
32 LE DROIT COUTUMIER DES KIRGHIZ.
kalym qu'il est sûr d'obtenir en la donnant en mariage, et s'il n'a pas
celte ressource, il peut être livré en servitude.
Dans le cas d'un étranger qui serait insolvable, la composition est
ini posée à ses compagnons de route, à ses associés et à ses proches.
Les changements récents survenus dans le droit coutumier pénal. —
L'organisation judiciaire, telle quo nous venons de l'esquisser, n'a pas
joui chez les Kirghiz, paraît- il, d'une grande popularité. Les Kirghiz
appliquent volontiers à l'égard de leurs juges l'adage : « Si on frappe le
hibou avec une pierre il sera tué, si on frappe une pierre avec le hibou il sera tué
également, » ce qui équivaut probablement à un ancien proverbe russe
juslifiaut aussi l'état de délaissement dans lequel se trouve un pauvre
hère appelé à se débrouiller avec la justice : « Si tu te tournes trop, on te
bat, si tu ne te tournes pas assez, on te bat également. » Aussi Ic gouverne-
ment russe a-t-il cherché à améliorer l'administration de la justice
chez les Kirghiz, tout en respectant le droit coutumier. D'après la loi
de 1886, plusieurs crimes et délits qui intéressent l'Etat sont exclus
de la juridiction des tribunaux populaires, et sont jugés par les tribu-
naux russes, lesquels sont également compétents pour les litiges civils
qui intéressent les personnes appartenant aux diverses communautés.
On a également restreint la juridiction des juges populaires au sujet
de la sévérité des peines h infliger. Les chûlitnents les plus élevés qu'un
tribunal kirghiz puisse infliger sont désormais : la détention jusqu'à
dix-huit mois, et la composition de la valeur totale de trois cents rou-
bles. Les juges sont élus pour trois ans, et confirmés dans leurs fonc-
tions par le gouvernement. Le corps électoral , dans chacun des dis-
tricts administratifs, est composé des députés élus chacun par le
suffrage universel d'un groupe de cinquante familles habitant chacune
une tente. Les trois instances judiciaires , telles que nous les avons
indiquées, sont maintenues.
Les Kirghiz, longtemps isolés du monde civilisé, sont ainsi poussés
à entrer dans la voie de transformations qui ne saurait manquer d'avoir
une influence décisive sur leur destinée future. Pour être lente, l'action
de la civilisation russe n'en est pas moins sûre et puissante. De tout
temps, les nomades se sont vus graduellement forcés, d'abord de
restreindre le champ de leurs pérégrinations , et aussi de se fixer
eu demeure. Les bergers qui n'ont jamais connu d'autres richesses
CHANGEMENTS SURVENUS DANS LE DROIT COUTUEIER PÉNAL. 83
que celles de leurs troupeaux, commencent à reconnaître l'avantage
et la nécessité de cultiver le sol. Il surgit d'autres industries qui ne
sont pas compatibles avec le maintien des anciennes coutumes; le
temps n'est pas loin peut-être où l'on en parlera comme d'une chose
du passé.
Il se produit une réaction dans un sens opposé. Troublés dans leurs
habitudes, les vieillards, les juges, les gens influents redoublent de
zèle pour défendre leur patrimoine et maintenir intactes les anciennes
coutumes. On a recours aux sentiments d'intolérance et de fanatisme;
une lutte s'engage, mais l'on ne peut guère douter que l'issue ne finisse
par être défavorable aux anciennes coutumes. Nous croyons déjà
entendre les premiers craquements d'un édifice social qui s'écroule.
Beaucoup de Kirghiz leconnaissent que l'état pastoral dans lequel
leur nation a vécu jusqu'à présent ne peut plus durer; ils s'apprêtent
à se fixer pour cultiver le sol. Puissent les hommes d'Etat auxquels
les destinées de la nation kirg.hiz sont confiées, ia ménager dans cette
grande crise, autant du moins que le permettront les intérêts de l'or-
dre supérieur, qui regarde le grand empire que les Russes ont fondé.
L'attention que le gouvernement impérial apporte à l'étude du droit
coutumier de cette nation enfantine, ainsi que l'esprit de tolérance
qui a toujours animé les Russes dans leurs rapports avec les Asiati-
ques sont, du reste, de sûrs garants qu'il en sera ainsi.
APPENDICE
(Voir page 12).
QUELQUES-UNS DES TERMES DE PARENTÉ DE KIRGHIZ, AVEC L INDICATION
DES DIVERSES PERSONNES QU'UN MÊME MOT DÉSIGNE.
Akc (ata) = Mon père, le frère aîné de mon père, le pci'o de mon m.iii ,
le j)ère de ma femme.
Scliesche (apa) = Ma mère, ma sœur aînée, la sœur de mon père
Aga (akê) = Mon frère aîné, le frère cadet de mon père.
Néméré (djienne) = Le fils de mon fière aîné ou cadet, le fils de ma sœur
aînée ou cadette, le fils de mou fils, le fils de ma fille, le fils du frère de
mon père, le fils de la sœur de mon père, le fils du frère de ma femme.
Nagaschi = Le fils du fils aîné ou cadet de ma mère, le père de ma mère,
le frère aîné de ma mère, ainsi que son frère cadet.
Éné = La mère de ma femme, la femme du frère de mon beau-père.
Kaïiie — Le frère cadet de mon mari, un parent cadet du père de mon
mari, le fils du frère de mon beau-père.
INDEX ALPHABÉTIQUE
Abadzokh, xxxii.
Abbas, 9.
Adyghe, xv.
Aethiopien, m.
Afrique, vn, xiii, xxiii, xxx, xxxv, 1"2.
Aïgack, 51.
Akmolinsk, 2.
Ak-sujek, 9.
Ak-sakal, 11, 20.
Akymar, 22.
Alash, 7.
Alash-khan, 7.
Alataù, 1, 26.
Albanais, x, xii, xxv, xxxvi, xxxvni.
Alexandre, 1.
Alexandrowsk, 26.
Ali-khaïdor, 41.
Allemagne, xx, xxvii, xxxix.
Allemanes, xxvii.
Alma-goel, 19.
Altaï, XXXVI.
Alysady. 12.
Alyspaïdy, 12.
Amanate, 7, 31, 37.
Amérique, m, XIII, XX, XXXIV, xxxv, 12,
Amérique du Nord, xxvii, xLii.
Amou-daria, 1, 7.
Amour, xvi.
Angleterre, xxvii.
Anglo-saxon, xxvii.
Aoùl, 47, 72, 80, 81.
Arabes, xx, xxiv, xxvn, xxxii, 6.
Aral, 74.
Araucanicns, xxvii.
Arghyns, 10.
Arifdasse, xxxix.
Arméniens, xviii.
Arowaks, 17»
Arrhes, 28.
Ascar, 39.
Ashantis, 17.
Asie, XX, xxxv, xxxvr, 2.
Asie centrale, xiii.
Atamyr, xii,
At-togus, 66.
Attonc, XXI, 65.
Auser, m.
Australie, xiir, xxvi, 12.
Australiens, m,
Azraïl, 42.
B
Babylone, xvii.
Backofen, m, vu.
Bactriane, 34.
Bakchich, 81.
Bai. 19, 72.
Balalaïka, 40,
Balkach, 7.
Baraula, 57, 60.
Barca, 17.
Basques, xxxviii.
Bassoutos, xxiii, 17.
Baychura, 7.
88
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Bay-Murat, 78, 79.
Bazes, 17.
Béarn, 39.
Bell, XIX, XXXIX.
Berge, xxv.
Bet-aïgack, 51.
Betchuanas, xvii.
Bibi, 77, 78, 81.
Bible, xxxvi.
Bihé, m.
Bisti, 28.
Biy, 40, 47.
Blyligue, 35, 43, 47, 71.
Bogisic, V, VII.
Bokhares, 28.
Bolak-Assan, 79, 80, 81.
Bon (le), XVII.
Bornéo, xxxvii.
Bosniaques, xxxvi.
Bota, 28,
Bousa, 32.
Boukoyïof, 8.
Bratstvo, xii.
Bulgares, x.
Burckhardt, xxvil.
Burgonde, xxxi.
Bùriatcs, xvi, 6.
Cafres, 17.
Cameron, vu.
Caraïbes, xx.
Caravan-baschi, 29.
Casali, vu.
Caucase, vi, xv , xxiv, xxvii, xxxiii,
XXXV, 12, 55.
Chak, 6.
Chapsough, xi, xviii , xxiv, xxviii ,
xxxii.
Gharlemagne, xxvii.
Cherokces, xxxiv.
Chiekosos, xxxiv.
Chine, VI, 2.
Chinois, XLV, 1, 12.
Chudaï-kunak, 31.
Circassiennes, xxxix.
Clan, 8.
Coleno, 10.
Confucius, VI.
Coran, xxv.
Corse, XX, xxv.
Cosaque, 1, GO.
Coulanges, xxiv.
Couvade, xx.
Creeks, xxxiv.
Crequiniére, xxxvi.
Crows, xxxiv.
Cussorgie, xxxviii.
Czar, 24, 80.
D
Dajaks, xxxvn.
Dareste, vu.
Deb, XXVIII.
Débonnaire (Louis), xxvii.
Delawares, xxxiv.
Delbruck, x.
Deldel, 28.
Dême, 11, 27.
Deukas, xxiii.
Deutéronom, xx, xxi.
Diyet, xxviii.
Djagataï, i.
Djailaù, 25.
Djane, 52.
Djanchura, 7.
Djandarac, 19.
Djengueldikol, 77.
Djibeck, 19.
Djiguites, 48, 49, 81.
Dikokammeny, 8.
Doly, 7.
Douze Tables, xix, xxiv.
Druses, xx.
Dunan, 28.
Duveyrier, vu.
INDKX ALPHABÉTIQUE.
89
E
Ebère-tuarcùo, 55.
Ecossais, xii.
Egypte, III, VI, XIV, 39.
Ejulation, 39.
Ekeassiy, 28.
Elisée Reclus, x, xvi, xxv, 1.
Ellu, 14.
Entchi, XXII.
Espagne, xxxviii.
Esquimaux, 12,
Europe, 2.
Euzbegs, 7.
Ferghana, 4.
Fidjiens, 12.
Foutchùsh-bay, 72,
Franc, xxxi.
France, 1, 39.
Frisons, xxvii.
Fuka-bay, 72.
Fustel de Coulanges, xxiv, xxxi.
G
Galibis, xx.
Galtchos, XXXV,
Garants, 28.
Gascogne, 39.
Genèse, xvii, xxxvii.
Geok-tepe, 3.
Géorgien, xviii, xx.xii.
Géorgie, vi, xxviii.
Germains, xxiil, xxxi, 45.
Ghotram, xii.
Giliaks, xvi.
Giraud-Teulon, xiv, xxi, xxxiv, xxxix.
Goel, 19.
Grebenkin, 2.
Grèce, 39.
Grecs, xii, xix, 45.
Grey (George), xxvi.
Grodekoff, 3, 44.
Guyarate, 40.
Gynaïcocratie, m.
H
Hartmann, xvii, xxiii.
Hawaïens, ix,
Ila-za-khi, i.
Hébreux, 45.
Hérodote, m, xvii.
Hindous, xix, xx, xxxv, 12.
Homère, 45.
Ibéricns, xx.
Igneutchi, XLV.
lilyriens, xxxvil.
Indes, m, xiv, xxxiv, 12.
Indiens, xiii, xxvii.
Intch, 31.
Irlande, xii.
Islam, 40.
Islandais, xxxvii, XL.
Israël, xvii, xxi, XXIII.
Israélites, xxvi.
90
INDEX ALPHABÉTIQUE.
K
Kabardes, 45.
Kabylie, XXIV.
Kalmouks (Kalmuk), xv, xxxvi, XLili,
4, 41.
Kalumbay, 76.
Kalym, xv, xxii, xxix
9, 13, 18, 20, 23, 59.
Kamtchadales, xxxvi.
Kamtchatka, xxxvi.
Kane, xxvii.
Kara-chura, 7.
Kara-kirghiz, xxx, 2, 25,
Kara-koul, 72.
Karamale, 13.
Kara-sujek, 9,
Kas, i,
Kasalinsk, 74.
Kasak, 1, 12.
Katpa, 19.
Kefil, 51.
Kesos, XXVI, XXIX.
Khalate, 40.
Khalife, 41.
Khalif-Abbas, 9.
Khan, 9, 40.
Kharasine, xvi.
Kharusine, xxxvl, xxxviii, 2.
Khasak, I.
Kheradje, 27.
Khevsoures, xviii.
Khiva, 3.
Khodji, 9.
Khorochkin, 2.
Khun, 10, 13, 18, 31, 33, 45, 61, 66,
76.
Kibitka, 11, 59.
Kiimdy, 9.
Kilé, XVI.
Kishlag, 25.
Kolchy, 53.
Kostenko, 2.
Koumulak, 26.
Koutchouk, 19.
Kovalensky, vil.
Krassowsky, 2.
Kschi-use, 7.
Kuën-lune, i.
Kukurtly, 74.
Kulak-sujuntchi, 36.
Kuldja, 1.
Kumys, 42.
Kunak, xxxv.
Kimakuss, 32.
Kurabaschi, 26.
Kurdes, 6.
Kuvang, 74.
Kyptchak, 10.
Kyrk-ghys, 2, 8.
Kyz, 19.
Kyz-alysady, 12.
Labau, xxxvii.
Lafitau, XX, xlii.
Laponie, xxvi.
Lapons, xvt, xxxvii, xxxvlii.
Lea, XVII.
Le Bon, xvii.
Lesghines, xi, xxxv.
Levchin, 2.
Levingstone, vu.
Lévir, xxi.
Lévirat, xx.
Lévitique, xxvi, 45.
Limboos, m.
Longues-Maisons, xxxiv.
Lot, xxxvi.
Louis (le Débonnaire), xxvil.
Lubbock, VII, XIV.
Lullier, xi, xv, xxvlii.
Lybie, 39.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
91
M
Mac-Lennan, vii, xxi.
Magars, xii.
Magyar, iv.
Maine (Sumner), vu.
Malabar, m, xiii.
Malais, xx.
Manou, vi, xix.
Mark (Bell), xix.
Maspero, vu.
Massagètes, m.
Mazdéenne, 34.
Mecque, 40.
Mehr, xviii.
Men-enker, xxxii.
Meyer, 2.
Middendorf, 4, 5.
Minnitaries, xxxiv.
Missouris, xxxiv.
Mohicans, xxxiv.
Moïse, XX.
Mongolie, xxxix.
Mongols, XII, XX, 1, 2.
Monténégrins, xxv.
Monténégro, v, ix, xii.
Montesquieu, xxx, xLvi.
Morgan, vii, ix, xxxiv.
Morgengabe, xviii.
Moscou, xxxvî.
Mosynoicen, m.
Mùnzinger, vu.
Mussafires, 80.
Musulman, xxxn.
Mutterrecht, x.
N
Nagse, 50.
Naïmans, 10.
Naïrs, III, xiii.
Narrougosetts, xxxiv.
Natukhaje, xi, xvlil, xxviii.
Népaul, XII.
Nombres, xxiii.
0
Océanie, xxxv.
Omar, 41.
Omertà, xxv.
Ordos, xxxix.
Orenbourg, 2, 8.
Orient, xlii.
Orous-baï, 19.
Orta-use, 7.
Oruntaï, 9, 14.
Osman, 41.
Osses, XV, XXI, xxvi, 6.
Ostiaks, XI, xx.
Ouïgour, 1.
Oulù-use, 7.
Oural, 8, 41.
Ouzbegs, 7.
Padichah, 40.
Palestine, xii.
Pamir, xxxv.
Paris, 3.
Pchaves, xvni.
Peaux-Rouges, m, xxxiv, 12, 17,
Peguots, xxxiv.
Perovsk, 55.
92
Perse, vi, xxxiv.
Pétersbourg, 10,
Phéatric, xxi.
Phis, XII.
Picardie, 39.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Pista-goil, 19.
Plcmic, XII.
Polynésiens, 10.
Portalis, xlvi,
Potanine, xxxix.
R
Rachcl, xvn.
Reclus (Elisée), x, xvi, xx, xxv, 2, 4.
Regnard, xvi.
Rcynard, xxxvi.
Ripuaire, xxvii, xxxi.
Rod, 10.
Roguin, 3.
Romain, xn, xix, xxvu, xxxi
Russes, xxxvii, 1.
Russie, xxxiv, 8, 45.
Sag, i.
Sakals, 11.
Salamec, xxxv, 32.
Salavate, xxxn, 50, 55, 70.
Saligne, xxvi, xxxi.
Samoyèdcs, xi, xii.
Sangue, 6.
Saoùga, 35.
Sardaigne, xxxvi, xxxvin.
Sardes, xxxvi.
Sarkefiles, 51.
Sartc. 23, 24, 27.
Sary-kyz, 19.
Satal, 35.
Scandinavie, xxvi.
Scheri'et, xv, xxvi, xxvm, xxxn, 78.
Schmidt, 7.
Scythie, xxxvra.
Seïde, 9.
Sémiretchinsk, 2, 26.
Sémipalatinsk, 2.
Sept, xn.
Serbes, x, xxxvi, xxxvm.
Sibérie, xi, 6, 12.
Sicile, xxv.
Siir-togus, 66.
Sirgly-bay, 80.
Skobeleflf, 3.
Skha. XVI, xxvm.
Slaves, xu, xm, xxxvn, 39.
Solomone, xvn.
Sonde, xiv.
Soury (Jules), vn.
Spencer, i, ix, 5, 6.
Starko, vn.
Strabo, ni.
Stoïciens, 34.
Suède, 45.
Sûïak-tchi, 42.
Suisse, xxxix.
Sujuntchi, 31, 35, 36, 50, 53.
Sumatra, m, xx.
Sumner-Maine, vn
Suphi, 17.
Svanes, xxxv.
Syr-daria. 2. 7, 26, 28, 68, 72.
Syrie, xx.
Syrt-aïgack, 51.
Tailak, 28.
Talion (loi de), xxiv.
Taïrko-shesse, xxxm.
Tamga, xi, 10, 18, 75, 77.
Tarails, ni, 12. '
Tamyr, xxxvn, 33, 35.
Tamyrmyk, xxxvn, 33.
Tankefil, 51, 52.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
93
Tartares, xxxv.
Tartaric, xxvm.
Tchemkent, 19.
Tcherkcsscs, xi, xv, xvm, xx, xxiv .
xxvm, xxxm, 44.
Tchetch("!nes, xxv, xxxv.
Tchigatai, 2.
Tchinghis, 9.
Teck, 74.
Telcngout, xxxvi.
Tclugus, \i.
Tendjbick, 79.
Terkcn, 65, 66.
Thang, 2.
Thian-chan, 1, 2, 7.
Thrcny, 39.
Thun, xit.
Tibaréniens, xx.
Tillo, 2.
Tlcùsh, XXIX.
Tlovùas, xxv in
Tochta, 19.
Togûs, 65, 66.
Tornaû, xxxii.
Totem, xLiv.
Toursoun, 19.
Toymal, 14.
Transilicn, 1.
Trogloditc, m.
Tuarcùo, 55.
Tua-togus, 66.
Tûngouscs, 6.
Turc. 4.
Turco-mongolc, 1.
Turghaï, 2.
Turia, 9.
Turkmènes, xvi, xxvm, xxxv.
Turkostan, 3, 7, 34.
Turquie, xxxiv.
Tylor, VII.
Tziganes, 7.
u
Uruck, 19.
Ury, 44.
Usbcgs, 2, 7.
Vakils, 50.
Vendetta, xxv, xxvi.
Venukoff, 3.
Vico, xLvi.
Vigoules, XI.
Volga, 41.
Volosf, 48.
Vouanya-moùezi, xxivm.
Vyschnegorsky. 44,
w
Wakambas, xxm.
Wanikas, xxm.
Wergeld, 45.
Wolfenbuttel, xxvn.
Wyandots, xxxiv.
Xénophon, m.
X
Zaratoucbtra, 34.
Zend-avesta, vi.
Zenobius, m.
Zoroastres, 34.
TABLE DKS MATIERES
INTRODUCTION.
Lois de l'évolution. — Phases de l'évolution. -- Les traits caractéristiques
du régime patriarcal. — Solidarité des groupes consanguins. — Le
temps antérieur à la formation de la famille agnatique. — Relâchement
des liens de famille. — Exemples de la puissance paternelle. — Divi-
sions en clans et en tribus. — Position de la femme. — Alternatives
dans cotte position au temps qui précède le patriarcat. — Exogamie ,
mariage-achat. — La femme sous le régime patriarcal. — Lo don matu-
tinal. — Levirat, adoption. — Succession, absence du testament. —
Confusion du droit pénal et du droit privé. — Loi du talion. — Prix du
sang. — Composition. — Serment, les jurcurs. — Hospitalité. — Con-
frérie, usage de présents. — Culte des morts. — Lois agraires. — Avenir
des Kirghiz l
CHAPITRE PREMIER.
Aperçu général : l'étymologie, l'origine ethnique, la distribution, les der-
niers travaux sur les Kirghiz, l'œuvre du général Grodekofî, la physio-
nomie physique et morale du Kirghiz, le caractère de la société, le plan
à suivre, la tradition sur l'origine 1
CHAPITRE IL
Distinctions sociales, la tribu et le clan, la famille, le mariage-achat, prix
de la fiancée (kalym) , visite chez la fiancée (oruntaï) 9
CHAPITRE III.
La position des femmes, la filiation et l'adoption, la succession et l'éman-
cipation , les seconds mariages, le divorce 17
CHAPITRE IV.
La propriété et l'usufruit. — Les pérégrinations. — De l'usage de l'eati. —
Le commerce; le prêt. — Le transport des marchandises. — Le patron
et l'ouvrier 24
CHAPITRE V.
L'hospitalité. — La fraternisation. — La communauté des biens. — Les ca-
deaux. — Le sujiintchi. — Charité publique. — L'amana/c. — Les fu-
nérailles , les lamentations et les offices de raorts 31
96 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE VI.
Notions préliminaires et observations générales sur le droit pénal des Kir-
ghiz. — Organisation judiciaire. — Biylyk. — Mode de procéder. — Ci-
talion du prévenu 43
CHAPITRE VII.
Acquéreurs des plaintes (vakiis). — Parleurs. — Témoins. — Délateurs. —
Garants. — Serinent et le mode de sa prostation. — Ordalies. — Le sa-
lavate 50
CHAPITRE VIII.
Actions préjudiciables punies et impunies. — Vol. — Brigandage. — Rapt
et viol. — Meurtre et mutilation. — Escroquerie. — Dommages causés
aux biens d'autrui. — Sortilège. — Calomnie „ . 57
CHAPITRE IX.
Les peines. — Différentes espèces de composition. — Khun. — Domma-
ges-intérêts. — Peines corporelles. — Circonstances aggravantes et atté-
nuantes. — Prescription 65
CHAPITRE X.
Arrêts des tribunaux kirghiz : trois cas de vol, un cas de brigandage,
deux cas de meurtre, un cas d'assassinat et de meurtrissures, l'exécu-
tion de la sentence, changements récents dans le droit coutumier pénal. 72
Appendice 85
Index alphabétique 87
TOULOUSE. — IMP. A. CHAUVIN ET FILS, RUE DES SALENQUES , 28.
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Dingelstedt, Victor
Le régime patriarcal et
le droit coutumier des
Kirghiz d'après
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